La génétique peut désormais éclairer d’un jour nouveau la vieille question de la fatalité et de la prédestination. Si oui, à quel prix ?
Nous traitions ici même, il y a peu (Rev Med Suisse 2015;11:160-1), d’une étude dérangeante publiée dans la première livraison 2015 du magazine américain Science.1 Etude dérangeante en ce qu’elle conduit, directement ou pas, à remettre en question le principe même de la vulgarisation médicale et scientifique. Rappelons que cette publication est signée de deux chercheurs de Baltimore : Cristian Tomasetti (Department of biostatistics, Johns Hopkins Bloomberg School of Public Health) et Bert Vogelstein (Johns Hopkins Kimmel Cancer Center). Et rappelons enfin que ce dernier est l’un des pionniers de l’approche génétique moléculaire des processus cancéreux.
Parce qu’elle bouleversait de manière soudaine l’équilibre tacite, établi entre les deux grands courants qui dominent les mondes de la cancérologie et de la santé publique, cette publication ne pouvait pas rester sans réponse. Et, de fait, ces réponses commencent à émerger. La dernière en date est aussi la plus violente. Sous la forme d’un communiqué de presse, elle émane de la direction du Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), agence de l’Organisation mondiale de la santé spécialisée sur le cancer.2 Rompant avec les urbanités en usage dans les milieux de la recherche scientifique, le CIRC n’a nullement recours à la langue de bois. A ce titre, son communiqué («Non, la plupart des cancers ne sont pas dus à la “malchance”») vaut d’être cité. Il constitue un événement, tant dans le ton que dans la forme.
Mandé de Lyon (siège du CIRC) et daté du 13 janvier, il précise d’emblée que la direction de cette agence onusienne «entend faire connaître son profond désaccord avec la conclusion d’un rapport scientifique sur les causes du cancer chez l’homme, publié dans la revue Science, le 2 janvier 2015, par les Dr Cristian Tomasetti et Bert Vogelstein». Et le CIRC de souligner (pour le regretter) que cette publication a «reçu une large couverture médiatique».
«L’étude compare le nombre de divisions des cellules souches sur la vie entière dans un grand nombre de tissus différents avec le risque de cancer sur la vie entière et suggère que des mutations aléatoires (en d’autres termes, la “malchance”) seraient "les principaux contributeurs à l’ensemble des cancers, souvent plus importants que les facteurs héréditaires ou les facteurs environnementaux extérieurs", rappelle l’agence de l’OMS. Pour de nombreux cancers, les auteurs mettent plus l’accent sur la détection précoce de la maladie que sur la prévention de sa survenue. Si cette position était mal interprétée, elle pourrait avoir de sérieuses conséquences négatives, à la fois pour la recherche sur le cancer et pour la santé publique.»
Pour leur part, les experts du CIRC pointent une «grave contradiction» avec le vaste champ de données épidémiologiques, ainsi qu’un certain nombre de limites méthodologiques et «des biais» dans l’analyse présentée dans le rapport.
«Nous savions déjà que pour un individu, il existe une part de hasard dans le risque de développer tel ou tel cancer, mais cela a peu à voir avec le niveau de risque de cancer dans une population, prend soin d’expliquer le Dr Christopher Wild, directeur du CIRC. Conclure que la malchance est la principale cause des cancers serait trompeur et peut gravement obérer les efforts entrepris pour identifier les causes de la maladie et la prévenir efficacement».
Comment oublier que les cinquante dernières années de recherche épidémiologique internationale ont montré que la plupart des cancers qui sont fréquents dans une population sont relativement rares dans une autre et que ces tendances varient dans le temps. L’un des exemples les plus remarquables est celui du cancer colorectal qui, rare autrefois au Japon, a vu son incidence quadrupler en seulement vingt ans. Pour le CIRC, ces observations sont caractéristiques de nombreux cancers fréquents et renforcent l’idée selon laquelle les expositions environnementales et liées au mode de vie ont un rôle majeur dans l’apparition des cancers, par opposition à la variation génétique ou au hasard (la «malchance»).
… «On ne peut pas imputer les lacunes de nos connaissances en matière d’étiologie du cancer simplement à la “malchance”» …
Le caractère majeur des enjeux sous-jacents à cette controverse explique la violence de la prise de position du CIRC – Un CIRC dont les experts «pointent un certain nombre de limites méthodologiques dans le rapport de Cristian Tomasetti – Bert Vogelstein». Il s’agit notamment de l’accent mis sur les cancers très rares (par exemple l’ostéosarcome, le médulloblastome) qui, pris ensemble, ne représentent qu’une petite part du fardeau de l’ensemble des cancers. «Le rapport exclut aussi, en raison de l’absence de données, les cancers fréquents pour lesquels l’incidence diffère sensiblement entre populations et dans le temps, souligne-t-on à Lyon. Cette dernière catégorie comprend certains des cancers les plus fréquents dans le monde, comme ceux de l’estomac, du col de l’utérus et du sein, chacun étant connu pour être associé à une infection virale ou à des facteurs liés au mode de vie et à l’environnement. De plus, l’étude se concentre exclusivement sur la population des Etats-Unis comme mesure du risque sur la vie entière. La comparaison de différentes populations aurait clairement donné des résultats différents.»
Sans doute serait-il ridicule de soutenir que le nombre de divisions cellulaires n’augmente pas le risque de mutation et, par conséquent, de cancer. Ce fait ne saurait pourtant à lui seul tout expliquer. Et le CIRC n’en démord pas : la majorité des cancers les plus fréquents qui surviennent dans le monde sont fortement liés aux expositions environnementales et au mode de vie. Ce qui ne peut être dissocié de son corollaire : ces cancers sont donc (en principe) évitables. «Sur la base de nos connaissances actuelles, près de la moitié de tous les cas de cancer dans le monde peuvent être évités, souligne, avec force, l’agence de l’OMS. Ceci est étayé dans la pratique par des données scientifiques rigoureuses, qui montrent que l’incidence du cancer diminue à la suite d’interventions préventives.»
De fait, comment pourrait-on passer sous silence la diminution des taux de cancer du poumon et des autres cancers associés au tabac après réduction du tabagisme, et la baisse du carcinome hépatocellulaire chez les personnes vaccinées contre le virus de l’hépatite virale de type B ?
«On ne peut pas imputer les lacunes de nos connaissances en matière d’étiologie du cancer simplement à la “malchance”, conclut le Dr Wild. La recherche des causes des cancers doit se poursuivre tout comme les investissements dans des mesures de prévention pour les cancers dont on connaît les facteurs de risque. Ceci est particulièrement important dans les régions les plus défavorisées du monde, qui font face à un fardeau croissant de cancers avec des ressources limitées à consacrer aux services de santé.»
Cette canonnade sur Baltimore n’est pas la seule, loin s’en faut. Et il n’est guère fréquent qu’une publication scientifique provoque autant de réactions. «Elles s’expliquent en partie par l’irruption des approches mathématiques en biologie et en médecine, mais pas seulement, écrivait il y a quelques jours dans Le Monde le Pr Fabien Calvo (Université Paris Denis-Diderot, directeur scientifique de Cancer Core Europe). Cet article, dont les conclusions et la formulation sont ambiguës, était accompagné par un commentaire éditorial du journal Science et par un communiqué de l’Université Johns-Hopkins, affirmant que le hasard et la malchance – bad luck – interviennent dans un plus grand nombre de cancers que les facteurs environnementaux, comportementaux et héréditaires. On doit regretter la dérive des interprétations entretenue par une communication imprécise.»
Cette dernière phrase, on en conviendra, est une formulation très diplomatique. On attend désormais la réponse circonstanciée de Cristian Tomasetti et Bert Vogelstein.