Devons-nous avoir peur du bisphénol A ? Cette célèbre molécule étiquetée «perturbateur endocrinien» est-elle véritablement, chez l’homme, à l’origine directe de divers processus physiopathologiques ? Sa forte présence médiatique n’est-elle, au contraire, que la cristallisation d’angoisses quelque peu irrationnelles ?
Petit rappel : le bisphénol A (BPA) est un composé chimique, utilisé dans la fabrication de matériaux en contact avec des aliments, tels que des articles de vaisselle réutilisables en plastique ou des revêtements de boîtes de conserve ou de canettes. Le BPA est aussi communément employé dans le papier thermique habituellement utilisé pour les tickets de caisse. Des résidus de BPA peuvent migrer dans les aliments et les boissons et être ingérés par le consommateur. Le BPA issu d’autres sources que les sources alimentaires (y compris le papier thermique, les cosmétiques et la poussière) peut quant à lui être absorbé à travers la peau et par inhalation.
Une vieille affaire sanitaire, déjà, que le bisphénol A. Si cette substance soulève aujourd’hui un problème alimentaire, c’est que le polycarbonate est omniprésent dans d’innombrables récipients alimentaires, bouteilles de boissons recyclables, biberons, vaisselle et autres récipients de conservation des aliments. «Des résidus de BPA sont également présents dans les résines époxy utilisées pour former une couche de protection intérieure dans les canettes et les cuves contenant des boissons et des aliments, expliquait-on en 2008 (Rev Med Suisse 2008;4: 1233) auprès de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA). De petites quantités de BPA peuvent migrer à partir des plastiques polycarbonates ou des couches de résine époxy dans les boissons et les aliments. Le BPA peut également migrer dans les aliments si le plastique ou la résine sont endommagés ou fissurés.»
En 2002, le Comité scientifique européen de l’alimentation humaine (CSAH) avait fixé la dose journalière acceptable à 0,01 mg de BPA/kg de poids corporel/jour. Puis l’EFSA entreprit une réévaluation en 2006 sur la base de près de deux cents rapports scientifiques, publiés entre 2002 et 2006. Le groupe scientifique remarqua alors que les données comparatives sur la toxico-cinétique du BPA montraient l’existence de différences majeures entre les espèces de rongeurs et l’homme quant à la façon dont le BPA est assimilé par l’organisme. C’était le début d’un feuilleton sanitaire dont on ne voit désormais plus la fin. Feuilleton ou affaire ? Affaire ou scandale ? Le Monde du 29 octobre 2011 ne s’embarrassait guère de nuances qui, à ce propos, évoquait «un scandale sanitaire mondial, potentiellement l’un des plus graves de la décennie écoulée».
… Ségolène Royal, ministre française de l’Ecologie, s’est dite «très surprise», s’interrogeant sur le «poids des lobbies» …
«Sentant venir ce scandale, voyant monter les plaintes concernant leur intenable passivité, certains pays commencent à agir, nous rappelait alors Bertrand Kiefer (Rev Med Suisse 2011;7:2208). La France a interdit le bisphénol dans les biberons dès 2010 et le bannira totalement dès 2014. L’Europe l’a déjà imitée pour les biberons. Le Canada aussi. De nombreux Etats des Etats-Unis s’inscrivent dans ce mouvement. Ce n’est qu’un début. Car il n’y a plus de doute : on ne pourra pas se contenter de proscrire le bisphénol des biberons, même s’il s’agit d’une urgence, les bébés étant une population particulièrement vulnérable à ses effets. A terme, le plus tôt possible, il faudra le supprimer de tous les contenants alimentaires.»
Or voici que, quatre ans plus tard, la situation vient, brutalement, de se compliquer. Et ce avec l’avis rendu il a quelques jours par l’EFSA : elle estime que l’exposition au bisphénol A aux niveaux actuels «ne présente pas de risque pour la santé des consommateurs». «La réévaluation complète par l’EFSA de l’exposition au bisphénol A (BPA) et de sa toxicité a permis de conclure qu’aux niveaux actuels d’exposition, le BPA ne présente pas de risque pour la santé des consommateurs de tous les groupes d’âge (y compris les enfants à naître, les nourrissons et les adolescents), résume cette agence européenne. L’exposition par voie alimentaire ou par l’intermédiaire d’une combinaison d’autres sources (alimentation, poussière, cosmétiques et papier thermique) est considérablement inférieure au niveau considéré comme étant sans danger (la “dose journalière tolérable” ou DJT).»1
En clair, et au terme d’une controverse qui dure depuis des années, l’EFSA oppose un niet aux partisans d’une prohibition totale et radicale du bisphénol A. Cet avis européen survient au moment où la France vient de généraliser (depuis le 1er janvier) l’interdiction à tous les contenants alimentaires de cette molécule plastifiante.
Comment comprendre ? L’EFSA explique que ses experts «ont utilisé de nouvelles méthodologies pour prendre en compte les incertitudes entourant les effets potentiels sur la santé, les estimations de l’exposition et l’évaluation des risques pour l’homme». Le Dr Trine Husøy, présidente du groupe de travail, a expliqué qu’«en analysant chaque incertitude une par une et en combinant les jugements des experts, le groupe scientifique a pu quantifier ces incertitudes et en tenir compte dans l’évaluation des risques et l’établissement de la DJT».
On imagine que rien n’a été simple entre la lecture faite par les experts français et leurs homologues européens. Diplomatiquement cela donne : «L’EFSA et l’Agence française de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) ont discuté de leurs évaluations respectives du BPA au cours de ce processus.»2
Et maintenant ? La Commission européenne a indiqué qu’elle allait «évaluer» cet avis. Avec, à la clé, de «possibles» mesures additionnelles pour actualiser la réglementation. L’Association européenne de l’industrie plastique a quant à elle (et sans surprise) exprimé sa satisfaction. Les conclusions de l’EFSA concordent selon elle «avec les évaluations d’organes gouvernementaux à travers le monde». Elle appelle à une annulation des «restrictions françaises disproportionnées». Mais la France n’est pas seule. D’autres Etats membres de l’Union (Danemark, Belgique et Suède), ont, comme elle, imposé des restrictions nationales à l’usage du BPA – restrictions qui vont au-delà des règles européennes. La Commission ne veut pas la guerre, ou du moins pas immédiatement : elle précise qu’elle va étudier la question au vu de l’avis rendu par l’EFSA et voir si les règles européennes sur la libre circulation des marchandises sont respectées.
La députée européenne écologiste française Michèle Rivasi, du groupe des Verts, a pour sa part immédiatement dénoncé une «expertise caricaturale» qui «inflige un camouflet» à la France et à l’Anses. «Pour ne pas défavoriser l’industrie, l’EFSA fait le tri dans les études scientifiques, et n’applique pas le principe de précaution en faveur des citoyens», s’indigne-t-elle. D’autres parlent de la nécessité de nettoyer les «écuries d’Augias».3
Plus intéressant encore (car plus original), la réaction politique française : Ségolène Royal, ministre française de l’Ecologie, s’est dite «très surprise», s’interrogeant sur le «poids des lobbies». Que va faire Mme Royal ? Elle va demander à l’Agence française de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail de se pencher sur les conclusions de l’EFSA «pour voir si le poids des lobbies n’est pas intervenu dans sa publication», a-t-elle expliqué. L’Agence française enquêtant sur le poids des lobbies européens (et mondiaux) dans son domaine de compétence ? Sur les conflits d’intérêts, les hypothétiques compromissions des experts du domaine ? On frôle ici le mélange des genres. Et on s’enfonce dans le brouillard confusionnel.