Tous les deux sont médecins et enseignent. Tous les deux savent, ici, de quoi ils parlent. Le Pr Antoine Flahault est aujourd’hui directeur de l’Institut de santé globale, titulaire de la chaire Louis Jeantet de Santé publique de l’Université de Genève. Il a notamment dirigé, en France, l’Ecole des hautes études de santé publique (Ehesp). Le Pr Alain Goudeau dirige le Service de bactériologie-virologie du CHU de Tours. Il a notamment participé à l’élaboration du premier vaccin au monde contre l’hépatite virale de type B (avec Philippe Maupas à la fin des années 1970). L’imminence d’une nouvelle vague de grippe hivernale saisonnière, associée à une publication du Lancet quant à l’efficacité (toujours discutée) de l’antiviral Tamiflu 1 et la découverte d’une efficacité vaccinale inférieure à celle espérée (voir page 422) ont alimenté un débat spontané entre ces deux fortes personnalités. Débat que nous avons coordonné. Débat courtois mais néanmoins musclé. Nous en restituons ici l’essentiel.
Le Pr Alain Goudeau, à la lecture de la méta-analyse américaine, publiée dans The Lancet :«Si je résume, nous apprenons que le Tamiflu est un médicament coûteux et (très) modérément efficace. Nous savons aussi qu’il n’est actif que contre le virus grippal Myxovirus influenzae et qu’il est sans effet sur la vingtaine d’autres virus respiratoires qui nous affectent chaque hiver. Nous avons d’autre part appris cruellement durant l’hiver 2009-2010 que nous ne savions pas établir un diagnostic clinique de grippe tant les symptômes sont peu spécifiques.
Au plus fort de l’épidémie de grippe, la part des virus grippaux dans les syndromes grippaux oscille entre 25% (2013-2014) et 35% (2012-2013). Les autres cas sont d’origines diverses : rhinovirus, paramyxovirus, coronavirus… Sans même parler de son efficacité (très) modérée, il serait sans intérêt de les traiter par le Tamiflu à l’aveugle en se trompant de cible deux fois sur trois.»
Pr Antoine Flahault :
«Certes, le Tamiflu est très modérément efficace : il réduit d’un jour la durée des symptômes (qui durent quatre jours en moyenne) et la charge de l’excrétion virale. Mais au moins il est efficace, même si c’est très modérément. Jusqu’à présent, l’evidence based medicine consiste à prescrire les médicaments prouvés les plus efficaces. Si l’on en connaît d’autres je suis preneur.
En fait, ce qui m’étonne le plus dans tout cela, c’est de savoir pourquoi, en cas d’échec de la ceinture, on ne fait pas plus de réclame pour la bretelle ? Pourquoi si le vaccin est tenu en échec, on ne recommande pas l’usage du Tamiflu dont on avait fait grand cas lors de la pandémie A(H1N1) ? Le Tamiflu aurait-il perdu soudain de son efficacité ? Certes, il n’est pas très efficace. C’est un virostatique, pas un virucide. S’il n’est pas pris dans les douze premières heures qui suivent les premiers symptômes, il perd beaucoup de son efficacité. Mais au moins nous disposons d’essais cliniques randomisés contre placebo, qui n’existent simplement pas pour le vaccin contre la grippe (on se demande pourquoi). Qu’y aurait-il de contraire à l’éthique de tester un vaccin – disons chez des adultes jeunes – alors que l’on doute de son efficacité même lors des “bonnes années” ?
Je prône volontiers une forme de principe de précaution “dans le doute, vaccinons, si cela peut sauver des années de vie chez des personnes âgées”. Dans le même temps, j’espère (en vain pour le moment) que les autorités de santé exigeront un jour des fabricants qu’ils testent, enfin, leur vaccin. Il faut ici rappeler que certains estiment qu’il s’agit du plus mauvais vaccin jamais commercialisé dans l’histoire de la médecine. Il faut le refaire chaque année. Son efficacité est probablement très faible chez les personnes âgées chez lesquelles il est, précisément, recommandé. D’autres très bons auteurs affirment le contraire… Mais s’attaquer à la vaccination contre la grippe, n’est-ce pas s’attaquer aujourd’hui à une sorte de droit acquis, au mythe d’une nation solidaire de ses anciens, à des dettes que l’on n’aurait pas fini d’acquitter envers nos personnes âgées ?»
Pr Alain Goudeau :
«Les récentes annonces tonitruantes, en France, quant à l’arrivée de la grippe et au dépassement du seuil épidémique sont en grande partie mensongères. Mensongères car elles reposent sur des observations cliniques des “médecins sentinelles”, pas sur une confirmation biologique des cas.»
Pr Antoine Flahault :
«Pour ce qui est de la surveillance et de l’alerte épidémique, j’ai souvent pensé (et déjà dit) que des outils (comme le “réseau sentinelles” en France) pourraient servir de “quasi-expérience” (c’est-à-dire d’outil méthodologique apportant un niveau de preuve voisin d’un essai randomisé) pour tester l’efficacité du vaccin. Ainsi, dans un pays donné, si l’on randomisait les régions en deux groupes A et B ; si l’on proposait aux populations de A de recevoir un vaccin contre la grippe et B de ne pas en recevoir cette année-là (mettons, pour les esprits chagrins, que l’on continuerait à vacciner les personnes âgées du groupe B), il faudrait certes mettre tout en œuvre pour obtenir une bonne couverture vaccinale dans les régions du groupe A (cible à atteindre : 50% d’immunisation de la population, car cela suffirait à apporter une immunité grégaire satisfaisante à l’ensemble de la population de la région ; notons qu’une telle cible à atteindre demanderait moins de 50% de couverture vaccinale puisque la souche n’est pas totalement nouvelle lors de toutes les grippes saisonnières, y compris de celle de 2015). Puis on évaluerait si les régions A ont vu leur pic raboté significativement – ou non.
L’affaire serait conclue en moins d’une saison grippale. On aurait même la possibilité de tester un “effet-couverture” puisque l’on ne réussirait probablement pas à avoir le même niveau de couverture dans toutes les régions et l’on pourrait éventuellement voir des effets plus marqués à niveau de couverture plus élevé… ou rien du tout si le vaccin n’est pas du tout efficace – comme cela est peut-être le cas.»
Pr Alain Goudeau :
«Evidence based medicine ? J’insiste, précisément : les récentes annonces tonitruantes, en France, quant à l’arrivée de la grippe et au dépassement du seuil épidémique ne font pas l’objet de confirmations biologiques.»
Pr Antoine Flahault :
«En fait, les pics d’isolements de virus sont synchrones de ceux des cas cliniques des “médecins sentinelles”, ou des requêtes pour grippe sur “Google Flu Trends”, ou de Twitter, ou encore des ventes de paracétamol. Vous avez, épidémiologiquement parlant, tort : le signal des épidémies saisonnières de grippe est équivalent, dans le domaine épidémiologique, au signal provoqué par les ouragans aux Caraïbes dans le domaine météorologique. Il est tellement important qu’il emporte tout sur son passage. Il est évident que quand nos sentinelles voient la vague déferler, c’est bien la grippe à Myxovirus influenzae qu’ils annoncent.
Quant à la part des “virus grippaux” dans les “syndromes grippaux”, il est vrai qu’on ne la connaît pas.
Les autres cas sont d’origines diverses : rhinovirus, paramyxovirus, coronavirus et il serait sans intérêt de les traiter par le Tamiflu à l’aveugle en se trompant de cible deux fois sur trois.»
Pr Alain Goudeau :
«La comparaison avec les ouragans est amusante mais un peu spécieuse. Encore une fois, il ne s’agit pas de l’efficacité du Tamiflu mais de l’inutilité du Tamiflu donné à des patients qui n’en ont pas besoin. Là encore, la comparaison avec l’efficacité vaccinale est spécieuse. Nous ne sommes pas dans une situation de prévention. En revanche, la proposition d’Antoine Flahault d’utiliser des “réseaux sentinelles” pour évaluer “en grandeur vraie” les politiques vaccinales est une bonne idée.
En revanche, il importe d’utiliser les médicaments dans leur indication, pas chez deux tiers des patients qui sont affectés par un autre pathogène insensible. Je pense que faire aujourd’hui de l’épidémiologie des maladies transmissibles sans moyen de diagnostic étiologique est une plaisanterie coûteuse – notamment quand elle affecte l’organisation de la prévention. Des moyens sont disponibles pour ne pas prendre des vessies pour des lanternes et pour éviter l’embarras de dire au sujet vacciné mais “grippé” que le vaccin n’a pas dû “marcher”.»