Le corps humain est l’objet privilégié d’action de la médecine, mais aussi réalité vécue, image, symbole, représentation et l’objet d’interprétation et de théorisation. Tous ces éléments constitutifs du corps influencent la façon dont la médecine le traite. Dans cette série de trois articles, nous abordons le corps sous différentes perspectives : médicale (1), phénoménologique (2), psychosomatique et socio-anthropologique (3). Ce troisième et dernier article traite successivement des approches psychosomatiques et socio-anthropologiques du corps et de certains de leurs apports respectifs.
Le 20e siècle a vu l’émergence de deux champs de connaissance et d’étude qui ont posé un regard nouveau sur le corps et qui ont contribué à donner un autre statut au corps sain et malade. Leurs apports méritent attention dans la clinique médicale. Il s’agit des champs de la psychosomatique, d’une part, et de l’anthropologie, d’autre part.
La médecine psychosomatique se développe dans le sillage de la psychanalyse, qui recherche alors, notamment, comment les conflits psychiques peuvent s’exprimer à travers le corps et qui établit, avec le modèle des pulsions, un lien étroit entre psyché et corps.1 L’hystérie ou syndrome de conversion, tableau clinique central dans l’élaboration freudienne, fait s’interroger la médecine et la neurologie.
Le concept de «psychosomatique» recouvre différentes réalités : une catégorie de maladies, un type de patient, une discipline ou approche médicale parmi d’autres, un modèle étiologique-scientifique, une démarche clinique, etc. En outre, les auteurs se définissant comme psychosomaticiens se distinguent par leurs positions épistémologiques et ontologiques s’agissant des liens entre corps et psyché. Ces positions vont du dualisme – qui pose le corps et la psyché comme des entités distinctes – au monisme, ici psychosomatique, concevant le corps et la psyché comme une unité sans distinction des registres biologique et psychique.2 La plupart des psychosomaticiens se situent entre ces extrêmes et présument que le corps et la psyché relèvent de registres distincts, tout en étant liés et en s’influençant mutuellement de façon plus ou moins importante.2
Les liens postulés entre corps et psyché peuvent se limiter, sur le plan étiologique, au fait que certaines maladies somatiques influent sur l’état psychique du patient et l’altèrent (en raison du stress que représente la maladie ou de modifications structurelles au niveau cérébral telles que des métastases, un ictus, etc.) ou que des troubles psychiques (par le biais de comportements nocifs, d’un manque d’hygiène de vie, etc.) dégradent l’état somatique au point qu’il devienne vulnérable et subisse des maladies. D’autres psychosomaticiens, eux, considèrent que des symptômes, voire des maladies somatiques, apparaissent non pas comme de «simples» coïncidences, conséquences ou complications liées à une altération de l’état psychique ou somatique, mais qu’ils se situent au cœur des interactions entre corps et psyché. Ils jugent que ces deux entités interagissent étroitement, en santé comme en maladie. Les recherches menées en psycho-neuro-immunologie semblent confirmer l’existence de «pathologies du lien corps-psyché».3 Ces recherches tentent, par exemple, de vérifier l’hypothèse selon laquelle le stress chronique – par l’activation durable de l’axe hypothalamo-hypophyso-surrénalien – diminue les défenses immunitaires et contribue ainsi à la persistance du HPV (papillomavirus humain), favorisant par là même la genèse du cancer du col de l’utérus.4,5
Georg Groddeck incarne, pour ce qui le concerne, une position moniste radicale. Il défend l’idée que l’homme dans sa totalité est gouverné par le «Ça» et que toute production humaine – et donc les symptômes physiques et psychiques dans le cas de maladies – est ainsi une production d’ordre symbolique. Pour Groddeck, un symptôme physique – par exemple une toux – peut symboliser un conflit autour de l’agressivité, tandis qu’un symptôme psychique – par exemple une phobie – peut remplir la même fonction. Les registres biologique et psychique ne sont alors plus distingués, ils sont soumis aux mêmes lois de la production symbolique de l’homme. Une autre position moniste se retrouve plus tard chez Georges Parcheminey qui avance que certains symptômes somatiques émergent quand il y a absence de symbolisation (démentalisation : «le vomissement est le dégoût»). Pierre Marty, lui, se situe entre les positions dualistes (quand la psyché est en santé) et monistes : à partir du moment où il y a désorganisation psychique, celle-ci entraîne une désorganisation somatique résultant en une désorganisation globale où les sphères somatique et psychologique implosent et forment un chaos unique amenant à l’abolition de la distinction entre psyché et corps.2
Les positions dualistes posent ainsi l’existence d’une influence psychique sur le corps, tandis que les positions monistes pensent le corps comme le simple exécuteur d’un «Ça» (chez Groddeck) ou comme un récipient passif (chez Parcheminey et Marty) qui est la scène d’un appauvrissement ou d’une désorganisation psychique ; le corps est relégué au second plan, sans voix propre.
La question se pose de savoir si les positions monistes et dualistes partagent la même origine problématique. On ne peut en effet réfléchir sur le mouvement psychosomatique en faisant l’impasse sur le fait que ces positions sont étroitement liées à l’évolution de la pensée occidentale, laquelle se caractérise par sa disposition à segmenter et classer le réel en vue notamment d’obtenir des catégories ultimes, stables, essentielles et indivisibles.6 Les catégories ultimes corps/âme (ou corps/esprit) ne sont pas neutres. En effet, l’héritage du christianisme («Dieu créa l’homme à son image») les hiérarchise : l’âme – c’est-à-dire la spiritualité – ou l’esprit – c’est-à-dire la raison des Lumières – sont conçus dans un rapport de supériorité par rapport au corps – c’est-à-dire la nature. Cette pensée analytique tend à favoriser les dichotomies, à l’instar de corps/âme, nature/culture, immanence/transcendance, etc. Le mouvement psychosomatique s’est construit dans cette pensée et il est un produit de la modernité occidentale. Il est cependant d’autres pensées, par exemple, plus globales et processuelles, suivant lesquelles les êtres vivants (humains, animaux, plantes), voire même le vivant et le non-vivant, ne se différencient que de façon graduelle : les traits qu’ils partagent apparaissent plus importants (le fait d’avoir, par exemple, une âme/un esprit) que ceux qui les distinguent.7 Le corps (de l’homme, des êtres vivants), non isolé, est vu comme animé, il évolue dans un cosmos et fait partie d’un tout ; par opposition aux polarisations du type corps/esprit ou nature/culture qui structurent la pensée occidentale.
Ainsi que le note l’anthropologue et sociologue David Le Breton, même dans la perspective psychosomatique, l’homme se trouve coupé de lui-même, que ce soit par le dualisme entre l’âme ou l’esprit et le corps ou, aujourd’hui, par celui entre l’homme et son corps.8 Le mouvement psychosomatique a néanmoins permis d’envisager les expressions du corps non pas seulement comme les manifestations mécaniques de lésions organiques, mais aussi comme révélatrices d’un corps poreux, dynamique, marqué par le développement individuel, par l’état psychique comme par le regard et la parole d’autrui. De ce point de vue, il a contribué à donner au corps un autre statut : le corps n’est pas considéré comme un objet parmi les objets (voir article I, les corps de la médecine).
D’un point de vue socio-anthropologique, les représentations du corps sain et du corps malade, en tant qu’elles se trouvent façonnées par le contexte social et culturel, connaissent des évolutions et transformations. Les pratiques et usages du corps, les réalités du corps souffrant, malade ou handicapé, la manière dont le corps est vécu, sa valeur intrinsèque (pour le sujet) et extrinsèque (sur un certain marché) ainsi que le regard porté sur lui par ceux qui en font le métier et par la société en santé se caractérisent par de constants bouleversements. Comme le montrent bien Jean-Jacques Courtine et coll., ces bouleversements atteignent, d’un point de vue historique, leur apogée au 20e siècle avec «l’invention théorique du corps».9 Cette découverte en trois grandes étapes se trouve liée à autant de grandes figures des sciences médicales, humaines et sociales. Sigmund Freud, d’abord, avance que l’inconscient peut parler à travers le corps – menant à la question des somatisations – et montre l’influence du corps dans la construction du sujet. Edmund Husserl, ensuite, considère que le corps représente le «berceau originel» de toute signification, conduisant Maurice Merleau-Ponty à envisager le corps comme une «incarnation de la conscience». Marcel Mauss, enfin, dont le travail sur les techniques du corps amène à concevoir le corps, structuré par l’habitus culturel, comme le premier et le plus naturel instrument de l’homme.
Un processus complexe de mutations successives modèle ainsi le rapport du sujet contemporain à son corps, un corps producteur de sens qui intègre le sujet dans un espace social et culturel donné.8 Les faits culturels (valeurs, pratiques, artefacts, etc.) et sociaux (les interactions réglées et codifiées entre individus et collectivités) sont distinguables, ils se trouvent cependant étroitement liés et s’influencent mutuellement, c’est pourquoi ils sont ici traités ensemble.
Le corps, objet concret d’investissements et de mises en scène de la part du sujet, permet donc une lecture en creux du social. Le souci du corps (la présentation et représentation physique de soi), les «tyrannies de l’apparence»8 (le corps comme autre soi-même, comme «partenaire à concilier pour mieux être soi»8 (p. 229)), le corps comme proposition à parfaire au moyen d’un régime cosmétique, diététique, voire plastique (soit par un processus de beautification) ou encore le corps comme ébauche à améliorer pour maximiser ses performances sont de fait autant d’analyseurs de phénomènes sociaux contemporains. La médecine est à l’évidence un acteur majeur de ces phénomènes, qu’il s’agisse de changer le corps d’un sujet qui souhaite en fait changer d’existence et, au fond, d’identité ou encore de réparer, sinon d’améliorer le corps défectueux, le «mécanisme corporel».
Dans le même temps, le corps, support de valeurs et de représentations, exprime le social et le social s’exprime à travers lui. Les différents organes et fonctions du corps ont ainsi une valeur variable selon les sociétés. La possibilité de transplanter des organes, par exemple, produit dès lors des effets sur la valeur technique et marchande du corps et de ses parties constituantes. De manière concomitante, le corps se trouve, dans le contexte de la transplantation et sur un plan symbolique, «objectifié» et donc détaché du sujet qui l’incarne.
La maladie, quand elle apparaît, se situe dans le corps, mais aussi dans le temps, l’espace, l’histoire et le contexte de l’expérience vécue et du monde social.10 Dans un article intitulé The breast-cancer-ization of cancer survivorship : Implications for experiences of the disease,11 Kirsten Bell démontre que le cancer du sein est devenu, en Amérique du Nord, le paradigme pour comprendre la «survivance» (survivorship) au cancer et la norme sous-jacente par rapport à laquelle les personnes atteintes d’autres formes de cancer définissent leur expérience individuelle de la maladie. Il semble alors qu’une hiérarchie implicite de la souffrance se dessine chez ces personnes, laquelle est notamment fonction de la visibilité de l’altération du corps. La mastectomie, qui reste davantage que d’autres atteintes au corps et mutilations considérée comme modifiant l’apparence et, en dernière analyse, le sentiment d’identité, occupe le sommet de cette hiérarchie. Bell remarque en outre que le cancer émerge comme une forme distincte de «biosocialité» en ce qu’il produit de nouveaux sujets et collectivités sur la base d’une identité somatique partagée.
Si certaines représentations influencent le rapport que le sujet entretient avec son corps, d’autres agissent sur le corps et sur la santé du corps. C’est le cas des représentations narratives de traumatismes historiques (génocides, sociocides, etc.). Des études empiriques montrent en effet que les groupes ayant une histoire de traumatisme présentent, dans les générations suivantes, une vulnérabilité physique et/ou psychologique, illustrant par là même la force potentielle des représentations véhiculées par la parole collective ainsi que la perméabilité du corps à ces représentations.12
Depuis toujours, la culture s’inscrit sur le corps pour le modeler et le socialiser.13 Certains appellent pourtant aujourd’hui à une «déculturation» et «dénaturalisation» du corps. Il n’est alors plus question d’améliorer l’humain, mais bien plutôt de l’augmenter (to enhance) en le dotant – à l’aide, en particulier, de prothèses bioniques et neurales – d’un «technocorps»14 et en le transformant du même coup en homo techno ou homo silicium.15 En d’autres termes, on parle d’un posthumain résultant de mutations voulues. Suivant cette conception du corps, la mort et la maladie, puisqu’elles se situent dans le corps, n’ont plus lieu d’être une fois le corps abandonné ; un corps, humain, perçu comme archaïque et détaché du soi.
Si la perspective psychosomatique, malgré certaines difficultés conceptuelles discutées en partie ici, a acquis une reconnaissance académique (revues spécialisées, chaires dédiées) et clinique (programmes de soins spécifiques à certaines pathologies, dispositifs de collaboration entre somaticiens et psychiatres/psychologues au sein de l’hôpital général), son intégration plus large en médecine reste à faire. S’agissant des apports de la socio-anthropologie à la clinique, force est de constater que leur portée se limite souvent à appeler à une prise en charge tenant compte des spécificités culturelles du patient (compétences cliniques transculturelles). La maladie comme sa prise en charge s’inscrivent pourtant dans un contexte social et culturel qui influence et façonne les représentations et pratiques tant des patients que des médecins.
> Les façons dont le clinicien envisage le corps humain dépendent de facteurs multiples et complexes, qui vont bien au-delà de sa réalité objective concrète
> Ces représentations influencent la manière dont le clinicien aborde sa pratique et le patient, d’une part, et dont il légitime son statut et ses décisions, d’autre part
> La prise de conscience réflexive et la compréhension des enjeux liés au corps offrent au clinicien une marge de liberté, qui est aussi une marge de liberté pour le patient
> Les développements de la médecine et l’évolution sociale globale vont impliquer l’émergence de nouvelles représentations du corps, qui auront des conséquences sur la manière dont il est envisagé sur les plans clinique et épistémologique
The human body is the object upon which medicine is acting, but also lived reality, image, symbol, representation and the object of elaboration and theory. All these elements which constitute the body influence the way medicine is treating it. In this series of three articles, we address the human body from various perspectives : medical (1), phenomenological (2), psychosomatic and socio-anthropological (3). This third and last article focuses on the psychosomatic and socio-anthropological facets of the body and their contribution to its understanding.