Monsieur le Rédacteur,
Nous souhaitons répondre aux commentaires du Dr Olivier Marmy que nous remercions pour l’intérêt porté à notre article. Notre réponse se fera en deux sections, l’une concernant la thématique générale de l’article, l’autre les questions spécifiques relatives aux études réalisées par l’équipe du Bus Santé de Genève.
1.
Le Dr Marmy nous rappelle qu’il existe dans le cadre du soin dentaire un rapport économique direct avec les patients dans 90% des cas. Il souligne que beaucoup de traitements ont un caractère facultatif, qu’il y a peu d’indications médicales basées sur les évidences imposant un traitement orthodontique et que parfois le renoncement relève plutôt des parents pour les soins de leurs enfants. Il considère que les publications issues de l’étude «Bus Santé» du canton de Genève, tout en soulevant un problème réel, ne permettent guère de mieux le comprendre, et que les chiffres évoqués dans le cadre de ces études notamment sont sujets à caution. Il termine en rappelant que le renoncement aux soins dentaires ne concerne qu’un petit groupe (selon ses sources 1-3%) de personnes socio-économiquement assez bien défini et souvent issu de l’immigration récente.
Je rappelle que l’objectif de l’article publié le 26 novembre 2014, dans les colonnes de la Revue Médicale Suisse, est de proposer des outils d’aide permettant aux médecins de famille d’identifier de manière simple et structurée les patients à risque de renoncer aux soins pour des raisons économiques, patients souvent précaires, parfois pauvres.
Concernant le fait que ceci ne concernerait qu’un petit groupe de personnes socio-économiquement assez bien défini et issu de l’immigration récente, je souligne que nos résultats ont confirmé un taux de renoncement aux soins élevés (10%, respectivement 14,5%) de manière répétée et dans des contextes différents (échantillon représentatif à Genève, respectivement échantillon de patients consultant dans des cabinets de médecine de premier recours en Romandie).1–3 En 2011, environ 580 000 personnes vivaient en Suisse avec un revenu inférieur au seuil de pauvreté (CHF 2550.– pour une personne seule et CHF 4950.– pour deux adultes et deux enfants) et quelque 400 000 personnes avaient un revenu qui se situait juste au-dessus du seuil de pauvreté, personnes définies comme des working poors à risque de basculer sous le seuil de pauvreté.4 Même si la pauvreté touche davantage de personnes issues de différentes formes de migration, on ne peut pas dire qu’il s’agisse d’un «petit groupe de personnes» au vu de ces chiffres.
Je peux comprendre que le Dr Marmy considère que nos études observationnelles ne nous aident pas, à ce stade, à mieux comprendre la nature des soins et en particulier des soins dentaires auxquels il a été renoncé. Néanmoins, ces études représentent une première étape – nécessaire mais non suffisante – permettant de mettre en évidence et de quantifier le problème. Actuellement, d’autres études sont en cours pour mieux comprendre la gravité et la nature des problèmes de santé pour lesquelles les patients ont renoncé aux prestations et pour mieux en saisir l’évolution dans le temps car on peut imaginer que certains patients renoncent aux soins aujourd’hui mais réalisent ces soins une année plus tard. A terme, des études interventionnelles permettront possiblement d’améliorer ce qui aura été mis en évidence dans le cadre observationnel, comme cela est démontré régulièrement dans la littérature anglo-saxonne sur la thématique des disparités en santé.5 Une meilleure compréhension de cette problématique complexe est indispensable pour promouvoir des actions ciblées et efficaces, sans dispersion ni gaspillage.
… nos résultats ont confirmé un taux de renoncement aux soins élevé de manière répété et dans des contextes différents …
2.
Les critiques du Dr Marmy concernent plus précisément les résultats de l’étude «Bus Santé» sur le renoncement aux soins dentaires. Trois larges études scientifiques, issues des données du «Bus Santé», nous apprennent qu’en moyenne (!) 14,5% des résidents adultes genevois renoncent aux soins pour des raisons économiques et que, dans trois quarts de ces situations, il s’agit d’un renoncement aux soins dentaires.1,2,6 Ces chiffres demeurent globalement stables à trois ans de suivi, mais une tendance à l’augmentation du renoncement a été constatée parmi les participants avec un revenu mensuel inférieur à CHF 3000.–. Ce renoncement s’inscrit dans un contexte de précarité et de renoncement aux soins concernant également plusieurs pays d’Europe centrale et d’Europe de l’Est.
Nous proposons ci-après quelques éléments de réponses à chacune des remarques du Dr Marmy:
«La thématique du renoncement aux soins pour des raisons économiques est au rang de nos préoccupations depuis plusieurs années».
Si nous ne mettons pas en doute la préoccupation de certains médecins-dentistes vis-à-vis de ce phénomène, force est de constater que les efforts entrepris pour décrire et comprendre (études épidémiologiques populationnelles) ce phénomène en Suisse sont quasi nuls. Il est évident qu’à terme, le renoncement aux soins dentaires doit être étudié par les médecins-dentistes en premier lieu. En attendant et en espérant ces diverses entreprises scientifiques et face à l’actuel hiatus de données, nous nous proposons d’étudier (peut-être imparfaitement) ce phénomène.
«Les publications à ce sujet tirées de l’étude populationnelle «Bus Santé Genève», citées dans l’article dont nous parlons, soulèvent un problème mais ne nous aident guère à mieux le comprendre».
Nous rappellerons ici une banalité: décrire et identifier – par exemple sur la base d’un échantillon de plusieurs milliers de participants représentatifs des résidents adultes d’un canton – les distributions et déterminants du renoncement aux soins et aux soins dentaires sont des prérequis indispensables à la compréhension d’un phénomène.
«La nature des soins dentaires auxquels il a été renoncé n’en ressort pas, ce qui est compréhensible dans la mesure où aucun médecin-dentiste n’y a participé et où une complexification du protocole aurait rendu les résultats plus difficiles à traiter.»
Nous rappellerons aux lecteurs que les auteurs de ces travaux sont des médecins de premier recours et, qu’en effet, nos études portent essentiellement sur le renoncement aux soins médicaux. Nos premières enquêtes n’ont donc pas collecté d’informations sur la nature des soins dentaires renoncés et nous le discutons largement dans les paragraphes «limitations» de nos articles scientifiques. Toutefois, cette lacune est corrigée car nous collectons maintenant cette information. Ceci étant dit, la publication de nos résultats dans un journal scientifique de médecins-dentistes à revue de pairs nous laisse croire que l’information fut d’ores et déjà un peu utile.6
«Un exemple: si une molaire manque, il n’y a, dans la plupart des cas, aucun impératif médical à la remplacer “coûte que coûte”; l’abstention est une option, et doit être présentée. C’est important car un tel traitement, sophistiqué, occasionne des frais de plusieurs milliers de francs.»
Comme pour les soins médicaux, nous pensons que renoncer aux soins dentaires est parfois approprié (pour rappel, la Société suisse de médecine interne a lancé la campagne «Less Is More» à laquelle nous adhérons). Par contre, nous pensons que renoncer à des soins pour des raisons économiques (la question de nos études sur le renoncement porte sur les raisons économiques !) n’est pas approprié. «L’abstention» est toujours une option, mais elle est souvent confondue par des inégalités économiques.
«Pour revenir au sujet, les chiffres issus de ces études (grosso modo 10% des sondés renoncent aux soins dentaires) sont difficiles à interpréter. En effet, s’agit-il de soins de base (caries, parodontites par exemple) ou de soins évoqués plus haut, qui peuvent être différés ou annulés ? Le fait que le renoncement s’observe aussi dans des catégories de revenus plus élevés laisse à penser que ce type de soins “facultatifs” est aussi inclus. En outre, nous savons que le renoncement aux soins lié à la “phobie dentaire” concerne 5 à 10% de la population, selon diverses études, ce qui doit être pris en compte. (…) Quoi qu’il en soit, il y a d’autres chiffres relatifs au renoncement aux soins. Une étude interne, réalisée par la section vaudoise de la SSO,2révèle un renoncement par les parents pour les soins de leurs enfants (ce qui correspond la plupart du temps à des soins de base type cariologie) de 1% ! Ce résultat est certes tout autant sujet à caution que les chiffres évoqués plus haut puisqu’il s’agit de patients déjà dans nos cabinets, et il y a là un biais de sélection manifeste. Alors citons un communiqué de l’Office fédéral de la statistique, qui rapporte un renoncement de 2,9% pour les personnes nées en Suisse.3»
Parce que notre question d’étude précise «pour des raisons économiques», nous pensons que le biais de classification (phobie dentaire) est faible. Il est certainement ici plus simple d’inviter les lecteurs intéressés à lire la méthodologie de l’étude populationnelle «Bus Santé» et à se faire leurs propres idées sur les approches utilisées pour obtenir ces différentes estimations. Rappelons juste que les proportions de renoncement aux soins que nous rapportons sont tout à fait comparables aux autres études internationales. Cela est largement discuté dans les articles originaux et ne sera pas développé à nouveau ici.
«Pour conclure, il est difficile de se faire une idée fiable du renoncement aux soins dentaires médicalement indiqués, aussi bien quant au nombre de personnes y renonçant qu’à la nature des traitements auxquels il est renoncé. Il semble que cela concerne un petit groupe de personnes, socio-économiquement assez bien défini, souvent issu de l’immigration récente. Une bonne compréhension de ce contexte est indispensable, aussi bien aux pouvoirs publics qu’à notre association professionnelle, afin de promouvoir des actions ciblées et efficaces, sans dispersion ni gaspillage.»
Qui peut s’opposer à la nécessité d’obtenir une «bonne» compréhension du phénomène ? Les résultats obtenus dans le cadre d’études populationnelles avec sélections aléatoires de milliers de résidents, courriers, appels et rappels multiples en semaine et le week-end, unités cliniques fixes et mobiles pour faciliter la participation donnent-ils vraiment une «mauvaise» compréhension du phénomène ? Pas sûr. Par contre, il est certain que nos connaissances restent insuffisantes. C’est très précisément pour cela que nous construisons depuis plusieurs mois une nouvelle cohorte afin de comprendre, toujours mieux, le phénomène et l’impact du renoncement aux soins, soins dentaires compris.