Ce sont des informations quelque peu à contre-courant. A contre-courant notamment de toutes celles, convergentes, qui font état (dans les pays développés) d’une progression constante et rapide des états de démence d’apparition plus ou moins précoce. Un phénomène présenté, on le sait, comme la conséquence de l’allongement de l’espérance de vie et du vieillissement des générations du «baby-boom». Plusieurs travaux récents suggèrent que ce phénomène n’est pas une fatalité et qu’il pourrait prendre de nouveaux visages. En témoigne un travail mené en France chez des populations rurales et agricoles et dont les résultats viennent d’être présentés à Paris.1
Ce travail se fonde sur une étude épidémiologique dénommée AMI, un programme de recherche multidisciplinaire mené sur le vieillissement et la dépendance en milieu rural et agricole. Elle est conduite par le Pr Jean-François Dartigues, neurologue et spécialiste en santé publique (Université Bordeaux Segalen, Centre de recherche Inserm U897). Cette étude met l’accent sur le vieillissement cérébral (maladie d’Alzheimer) et fonctionnel (fragilité et dépendance) ainsi que sur l’identification des spécificités et inégalités de santé entre les milieux rural et urbain.
Les chercheurs se sont ici intéressés à l’évolution, sur une période de vingt ans, de la prévalence des démences – et ce en travaillant sur deux échantillons suivis dans le cadre de deux cohortes épidémiologiques populationnelles. D’une part, l’étude Paquid (démarrée en 1988) et, d’autre part, l’étude AMI (démarrée en 2007).
L’étude, lancée en 2007, portait sur un millier de retraités agricoles français, vivant en Gironde, âgés de 65 ans et plus. Les participants sont suivis en moyenne tous les 2-3 ans, avec un taux de participation à chaque visite de suivi supérieur à 80%. A ce jour, deux visites de suivi ont déjà été réalisées et la troisième est actuellement en cours. Après quatre années de suivi, 18,6% des participants étaient décédés. Lors des dernières visites (taux de participation de 81%), les 80 ans et plus représentent près de la moitié de l’échantillon (44%) contre 29,4% au suivi initial. Les 90 ans et plus représentent 4,7% de l’échantillon contre 2,5% quatre ans auparavant. La proportion de femmes augmente légèrement de même qu’on observe une progression significative du veuvage.
«Compte tenu des relations entre âge et maladies, on s’attend à une augmentation de la part des sujets se plaignant de mauvaise santé, expliquent les chercheurs. Or, ce n’est pas du tout le cas puisque le chiffre est tout à fait stable d’un suivi à l’autre : 50,2% des sujets s’estiment être en bonne ou en très bonne santé contre 50,3% quatre ans plus tard. Plusieurs hypothèses : effet de la mortalité des plus fragiles, stabilité de l’état de santé ou mauvaise appréciation de leur propre santé. A noter tout de même ici que la santé subjective est l’un des indicateurs retrouvés associés à la mortalité à quatre ans, donc on peut considérer que l’appréciation n’est finalement pas si mauvaise que cela.»
Parmi les faits marquants, les auteurs observent une augmentation massive des personnes se plaignant de leur mémoire (score incluant également des plaintes très légères). Ils n’étaient que 39,4% au départ contre 71,7% aujourd’hui. Les troubles cognitifs progressent également de manière significative en quatre ans (passant de 29 à 40,6%). «On note la progression très nette de la symptomatologie dépressive au cours du suivi (5,3, 9,3 et 13,4% respectivement) et une baisse de la satisfaction de la vie, notent-ils. Ils étaient 68,7% à se dire satisfaits ou très satisfaits de leur vie contre 61,2% quatre ans plus tard : ce qui reste très élevé en population âgée.»
«Nos travaux confirment toutefois une baisse très significative de la prévalence des déficits cognitifs avec incapacité (critères objectifs de diagnostic de démence), de 38% en vingt ans, ajoutent les chercheurs. On observe cependant une augmentation de la prévalence de la démence cliniquement diagnostiquée (+12% pour l’étude AMI, +5,7% pour l’étude Paquid), suggérant une meilleure sensibilité des médecins aux symptômes de la maladie.»
Comment comprendre ? Parmi les facteurs potentiels pouvant expliquer ce phénomène, ces chercheurs évoquent successivement : une augmentation significative du niveau d’études ; une meilleure prise en charge des facteurs de risque vasculaire ; une amélioration de l’état de santé globale ; une amélioration significative des conditions de vie.
Ces mêmes chercheurs évoquent aussi une piste originale de l’évaluation des facteurs clés de la survenance de la maladie d’Alzheimer, et ce grâce à des smartphones. Les chercheurs de l’étude AMI ont ainsi proposé une méthode d’évaluation originale «en condition écologique de la vie quotidienne». «Sur une semaine, des smartphones ont été utilisés permettant des évaluations répétées des fonctions cognitives, du fonctionnement dans la vie quotidienne et du comportement ; informations inaccessibles à la clinique ou à des instruments en milieu hospitalier, expliquent-ils. Cette stratégie d’évaluation permet également de faire le lien en temps réel entre les comportements spécifiques de la vie quotidienne, les activités réalisées au cours de la journée et les performances cognitives. Cette étude a été réalisée auprès de soixante participants de la cohorte AMI ayant également accepté un examen IRM et l’évaluation de suivi.»
Conclusions ? Ces travaux ont notamment montré que certaines activités de la vie quotidienne (telles que la lecture ou les mots croisés) étaient associées à une augmentation des performances de mémoire dans les heures qui suivaient la pratique de l’activité.
De plus, ces recherches ont démontré que l’évaluation neuropsychologique réalisée à l’aide de ces smartphones était beaucoup plus fine que celle réalisée lors des visites de suivi pour étudier les déficits très subtils observés en tout début de maladie, notamment en lien avec l’imagerie cérébrale.
«La révolution dans les technologies mobiles offre des possibilités sans précédent pour surmonter les barrières temporelles et contextuelles qui limitent les consultations spécialisées et les évaluations cliniques, estiment les auteurs. La combinaison de différentes méthodes, traditionnelles et nouvelles, devrait permettre d’améliorer l’identification des processus biologiques et physiopathologiques et des facteurs de risque de la maladie d’Alzheimer et des autres formes de démence.»
Il faut aussi compter ici avec la baisse des déficiences visuelles. Les résultats de l’étude AMI montrent ainsi une baisse des déficiences visuelles entre les différents suivis effectués depuis 2007. Ils mettent notamment en avant l’impact significatif de simples loupes en vision de près pour certains des sujets particulièrement mal, voire non corrigés. Ainsi, et malgré l’avancée en âge, la prévalence des déficiences visuelles passe de 31,8 à 24%. Ces résultats sont à mettre en perspective avec les conséquences de telles déficiences dans la vie quotidienne des personnes âgées. En effet, les sujets présentant initialement des déficits visuels modérés à sévères ont deux fois plus de risques de devenir dépendants aux activités instrumentales de la vie quotidienne (comme faire ses courses ou préparer ses repas) que ceux ne présentant pas de tels troubles.
Enfin, les chercheurs observent une meilleure nutrition des personnes âgées en milieu rural que celles vivant en milieu urbain. Les facteurs associés à la malnutrition sont : le sexe féminin, l’âge, le veuvage, un bas niveau d’études, de faibles revenus, la maigreur, être atteint de démence, avoir une symptomatologie dépressive, être dépendant et consommer, quotidiennement, plus de trois médicaments.