On assiste aujourd’hui à une nouvelle et assez passionnante étape dans l’histoire de la vaccination anti-rougeoleuse. Sur le Vieux Continent, la polémique alimentée par cette immunisation restait généralement cantonnée aux milieux médicaux et aux associations anti-vaccinales. Tel n’est plus le cas aux Etats-Unis, un pays où les questions de santé publique peuvent rapidement prendre une dimension politique. On l’a vu, il y a quelques mois, avec les tâtonnements dans la prise en charge des premiers cas d’infection par le virus Ebola. On l’observe, aujourd’hui, avec la réapparition de bouffées épidémiques rougeoleuses qui alimentent de nouvelles passions médiatiques et politiques.
Tout commence avec l’annonce, fin janvier, d’un retour marqué de la rougeole sur le sol américain. Un phénomène immédiatement pris en compte, comme il se doit, par les Centers for Disease Control and Prevention (CDC) d’Atlanta qui, une nouvelle fois, réalisent ici un remarquable travail de vulgarisation et d’information du grand public.1 Travail pédagogique fondé sur les preuves mais qui ne parviendra pourtant pas à prévenir un emballement des rumeurs et des passions.
Pour janvier, les CDC font état de 102 cas diagnostiqués dans quatorze Etats. La plupart de ces cas ont une origine commune : une contamination survenue en décembre dans un parc Disneyland californien. C’est l’occasion, pour les autorités sanitaires américaines, de rappeler les chiffres rougeoleux pour l’année 2014 : soit 644 cas recensés dans l’Union – un triste record depuis l’éradication de la maladie obtenue en 2000. Les CDC précisent que, depuis le début de ce siècle, les cas de rougeole ne dépassaient pas la centaine annuelle – tous importés. Et qu’il y a un demi-siècle, le virus rougeoleux infectait entre trois et quatre millions de citoyens américains chaque année.
… Une sensibilité combattue par la propension quasi génétique à l’individualisme …
Pour les CDC aucun doute n’est permis : ce retour de la rougeole a pour cause première une baisse de la couverture vaccinale. Baisse minime, mais baisse suffisante pour entrouvrir l’armure. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, cette baisse de la garde vaccinale est suivie d’une montée en puissance du virus qui reprend ici ou là sa circulation au sein des populations humaines. C’est un phénomène qui trouve pour une large part son origine dans la conviction que la vaccination anti-rougeoleuse (associée à celle contre la rubéole et les oreillons dans le vaccin ROR) serait impliquée dans l’apparition de syndromes autistiques. Une déjà vieille affaire, décryptée, démontée et rétractée mais qui demeure bien présente dans les opinions publiques anglo-saxonnes. Un quart des citoyens américains se rangeraient à l’idée qu’il existerait bien, ici, une association.
Les CDC délivrent pourtant un message on ne peut plus clair : la seule et unique manière de lutter contre la rougeole (maladie hautement contagieuse potentiellement mortelle) est la vaccination. « On a constaté ces dernières années qu’un certain nombre de personnes, minoritaires mais de plus en plus nombreuses, ne sont plus vaccinées. Sont surtout concernés des jeunes adultes, et cela nous rend vulnérables » a fait savoir le Dr Tom Frieden, le chef des CDC. Un message soupesé, la population américaine étant plus que sensible à la notion de vulnérabilité collective. Une sensibilité combattue par la propension quasi génétique à l’individualisme.
On serait là en terrain connu si l’affaire n’avait soudain pris une tournure politique. Les deux candidats potentiels du Parti républicain à l’élection présidentielle de 2016, le sénateur du Kentucky, Rand Paul, et le gouverneur du New Jersey, Chris Christie, ont ainsi indiqué que les parents devaient avoir le «choix» de procéder ou non à la vaccination de leurs enfants. «C’était là une posture cohérente pour le sénateur, compte tenu de son ancrage idéologique libertarien, prompt à voir dans toute manifestation de l’Etat fédéral (comme l’obligation de recourir aux vaccins) une limitation des libertés individuelles, rapporte Le Monde. Une attitude plus surprenante de la part du gouverneur, qui avait par ailleurs imposé une quarantaine obligatoire pour toute personne ayant été en contact avec le virus Ebola en octobre. M. Christie est d’ailleurs revenu depuis sur ses déclarations, indiquant que ses propres enfants avaient été vaccinés “pour protéger leur santé et la santé de tous”.»
Baisse de la couverture vaccinale américaine ? Selon les CDC, le taux d’immunisation est actuellement de 92% dans tout le pays. Mais dix-neuf Etats, dont la Californie, le Vermont ou le Nouveau-Mexique admettent des «exemptions philosophiques» qui permettent aux parents de refuser que leurs enfants soient vaccinés et que ces enfants puissent néanmoins être scolarisés.2 Le New York Times souligne que ce n’est pas un hasard si la Californie est au centre de la réapparition de cette maladie, tout se passant comme s’il y avait un lien entre le niveau des revenus financiers et le refus de la vaccination.
Il faut également compter avec les «anti-vaxxers», militants anti-vaccination qui sont intimement persuadés des multiples toxicités des immunisations. C’est, outre-Atlantique, une minorité militante mais particulièrement bien organisée dans l’espace démocratique. Or, les Etats-Unis sont (une nouvelle fois) en période préélectorale (le scrutin est en novembre 2016) et la prime dynamique est (comme toujours) donnée à celles et ceux qui parlent le plus fort dans les espaces médiatiques.
C’est dire si l’on y écoute Chris Christie, sénateur du New Jersey et favori à la nomination républicaine. Selon lui «tous les vaccins ne sont pas égaux, comme toutes les maladies ne présentent pas le même risque pour la santé publique» (ce qui n’est pas faux) et «les parents doivent avoir une marge de décision» en ce qui concerne la vaccination de leurs enfants (ce qui peut légitimement se défendre). En 2009, M. Christie avait refusé d’écarter la possibilité d’un lien vaccin-autisme.
Il faut aussi compter avec le sénateur du Kentucky, Rand Paul. Ce ténor républicain fait appel au concept sacré de liberté-propriété. «L’Etat ne possède pas vos enfants, les parents possèdent leurs enfants, dit-il. On veut parfois donner cinq ou six vaccins à la fois. J’ai choisi d’espacer les miens (...) sur plusieurs mois. J’ai entendu des histoires tragiques d’enfants normaux qui marchaient, parlaient et qui ont développé des troubles mentaux après des vaccins. Je ne dis pas que les vaccins sont une mauvaise idée, au contraire. Mais les parents devraient avoir leur mot à dire.» Rand Paul, qui a suivi une formation médicale, a dit son mot : tous ses enfants sont vaccinés.
L’affaire a pris suffisamment d’ampleurs pour que le président Barak Obama en personne juge nécessaire d’intervenir : «Je comprends que certaines familles s’inquiètent des effets des vaccins. Les études scientifiques sont incontestables(...). Il y a toutes les raisons pour se faire vacciner, et aucune raison de ne pas le faire» a-t-il déclaré il y a quelques jours. C’était compter sans les mémoires médiatiques et numériques. On a aussitôt rappelé que M. Obama, en période électorale, s’est lui aussi laissé aller à une forme de populisme : en 2008, alors candidat démocrate à la Maison Blanche, il déclarait, dans un discours prononcé en Pennsylvanie : «Le taux d’autismes a explosé. Certaines personnes soupçonnent que cela est lié aux vaccins. Les études scientifiques sont peu concluantes, nous devons continuer les recherches.» Une assertion démentie par les faits : les recherches avaient été menées et les études concluaient à l’absence de «liens avec les vaccins».
D’autres voix se font entendre. Comme Hillary Clinton sur son compte Twitter : «La science est claire : la Terre est ronde, le ciel est bleu et la vaccination fonctionne. Protégeons tous nos enfants». La science est-elle toujours si claire ? Le ciel est-il toujours bleu ? La Terre toujours bien ronde ? Et que répondre à celles et ceux qui vous assurent qu’aux Etats-Unis l’incidence des «troubles du spectre autistique» augmente «de manière vertigineuse» ? On peut, là encore, se reporter aux chiffres des CDC : un enfant sur 68 est atteint, soit un niveau «20 à 30 fois supérieur» à celui des années 1970.3 Des recherches s’imposent.