Comme bien d’autres spécialités de la médecine, la néphrologie est de plus en plus soumise à des pressions contradictoires avec d’un côté la volonté insistante des assurances de vouloir faire des économies sur le coût des soins et de l’autre, une médecine qui se développe sans cesse et offre aux patients un nombre croissant de choix thérapeutiques souvent plus chers mais améliorant leur bien-être.
Lors de la création des premières «Sociétés de secours mutuels» professionnelles ou locorégionales, au XIXe siècle, souvent sous l’impulsion des médecins, le principe moral de base consiste à «procurer à ses membres… des indemnités en cas de maladie, de les secourir autant que possible dans l’adversité, et de resserrer les liens d’humanité et de solidarité».1 Dès la réglementation de 1911 et le subventionnement possible des assurances-maladie par la Confédération, les mutuelles se transforment en compagnies d’assurance, et dès lors, les rapports avec les médecins se complexifient, les uns voulant constamment limiter leurs dépenses malgré les subventions, et les autres améliorer la couverture pour le bien-être de leurs patients.2
«… La question cruciale est de savoir comment évaluer l’économicité d’un traitement …»
La loi actuelle demande aux médecins de prendre en compte l’économicité des traitements et nous sommes entièrement d’accord avec ce principe qui est fondamental pour une bonne pratique de la médecine. L’économicité se caractérise par la quête, selon le principe de l’efficience, d’un rapport aussi favorable que possible entre coûts et résultats afin de garantir à l’ensemble de la population une prise en charge médicale de haute qualité et malgré tout supportable financièrement.1 C’est sur ce principe que s’appuient les assurances pour tenter chaque fois que possible de ne pas rembourser certaines prestations. La question cruciale est de savoir comment évaluer l’économicité d’un traitement. Pour bien faire, il ne faut pas avoir une vision à court terme, comme l’ont souvent les assurances et leurs médecins conseils, qui ne considèrent que le coût de la facture mise sous leurs yeux, mais plutôt une vue à long terme en fonction de ce que deviendra un patient traité économiquement. En néphrologie, cette situation est parfaitement illustrée par la difficulté qu’ont certaines assurances de rembourser des traitements de glomérulopathies qui coûtent effectivement cher (plusieurs milliers de francs par an), mais qui sont efficaces et qui permettent d’éviter la mise en dialyse chronique de patients pendant plusieurs années, sachant que chaque année de dialyse évitée est non seulement un bénéfice énorme pour le patient, mais permet d’économiser CHF 100 000.–. Cette situation conduit même à des négociations directes discutables entre les assurances et les firmes pharmaceutiques pour se partager les coûts des traitements ! Est-il vraiment acceptable que le devenir clinique d’un assuré dépende du bon vouloir de l’industrie pharmaceutique pour que son traitement soit complet ?
Aujourd’hui, la tension entre néphrologues et assureurs se focalise sur le tarif de remboursement de la dialyse chronique. Sous la pression de certains lobbys pharmaceutiques spécialisés dans la dialyse à domicile, et relayés par des parlementaires mal informés sur la dialyse, certains assureurs souhaitent conditionner le remboursement de la dialyse selon le pourcentage de nouveaux patients mis en dialyse autonome, si possible à domicile. Une fois encore, la motivation économique pure veut s’imposer au mépris du contexte médical et social du patient et surtout de son choix personnel éclairé. On est bien loin de l’économicité et on se rapproche plus du rationnement. Aujourd’hui, l’âge moyen des dialysés est de plus de 65 ans, avec des patients souvent très affectés par leur pathologie de base (diabète, hypertension…) et leurs complications (insuffisance cardiaque, amputations, etc.). Dans un tel contexte, pousser des patients vers la dialyse autonome, sans prendre en compte leur choix personnel (principe que tout le monde prétend défendre !) et en mettant une pression importante sur les familles, va à l’encontre des principes bioéthiques et s’éloigne d’une prise en charge de haute qualité qui est l’objectif avoué de notre système de santé.3 En outre, l’application de cette mesure est particulièrement mal faite, sans tenir compte de la diversité des centres de dialyse, des biais de sélection, des autres méthodes comme la transplantation préemptive, etc. Médecine et économie doivent avancer ensemble, c’est indéniable, mais des erreurs de pilotage de ce type mettent en péril la qualité et l’équité de la prise en charge des patients en dialyse.
«… la motivation économique pure veut s’imposer au mépris du contexte médical et social du patient et surtout de son choix personnel éclairé …»
L’évolution des assurances au cours des deux derniers siècles nous fait aujourd’hui réfléchir sur ce que sont devenus les principes moraux fondateurs de celles-ci. S’agit-il encore de la santé des patients et de la population ou du bien-être de l’assurance ?