Que vont-ils demander aux climats de l’aurore ?
N’ont-ils pas sous nos toits de la mousse et des nids ?
Et, des gerbes du champ que notre soleil dore, L’épi tombé pour leurs petits ?
Lamartine, Poèmes du voyage en OrientJe laisse mes patients pour 15 jours d’absence lointaine en Orient. C’est le printemps au Bangladesh peut-être, mais que va-t-il faire là-bas, se demandent-ils, sur le ton des villageois de Lamartine qui s’étonnent de la migration des oiseaux. Je vais à un colloque sur le médecin de famille. Ce soir-là, l’hélice plafonnière de ma chambre ronronne pendant que je songe en demi-sommeil et que je passe en revue mes histoires de médecin. Madame Z. me racontait son dernier accouchement. «Mais, disait-elle, c’est fou ce que les médecins sont froids en Suisse ; chez nous, dans mon pays, mon père invitait le docteur à dîner et il nous consultait après : il était de la famille.» Elle venait de me choisir comme médecin généraliste pour traiter sa fatigue du post-partum et n’a pas osé m’inviter. Et d’ailleurs aurais-je accepté comme cela, juste après une consultation...
Il y a quelque temps j’ai présenté au Groupe Balint la situation d’une dame que je soigne depuis 20 ans et qui était venue à l’enterrement de ma mère s’asseoir parmi les oncles et cousins. Touché d’abord, j’eus ensuite le sentiment que cette volonté de se définir comme membre de ma famille compliquait ma tâche de médecin. Verdict du psychiatre de notre groupe : nos patients ne sont pas de notre famille.
Peu après, nous nous sommes copieusement disputés entre collègues pour savoir si nous étions médecins de famille, internistes généraux, médecins de premier recours ou généralistes. Les arguments fusaient dans un sens ou dans l’autre. Nous soignons des individus en colloque singulier et nous ne sommes pas thérapeutes de famille, disait un rat des villes. Mais nous voyons les nourrissons et leur arrière-grand-mère, disait un rat des champs.
Tout cela me revenait en m’endormant pour le congrès du lendemain. Ces histoires me suivent et les kilomètres n’y font rien.
La Wonca (association mondiale des médecins de famille) Asie du Sud organisait son congrès annuel à Dhaka les 13 et 14 février 2015 sous le patronnage posthume du Professeur Nurul Islam qui fut une figure de la médecine générale au Bangladesh. Né en 1928, il est décédé en 2013. Une «Nurul Islam memorial lecture 2015» fut donnée par Michael Kidd, président de la Wonca. Il y souligna l’importance d’apprendre par les autres dans le monde, en citant l’un de ses prédécesseurs : «l’expérience dans différents systèmes de santé fera de nous de meilleurs médecins et de meilleurs êtres humains.» Voilà une bonne raison de voyager.
La vision de Nurul Islam peut apporter du grain à moudre à mes réflexions. Voici la pensée de celui qui fut aussi un philosophe de la médecine : «le médecin de famille est un membre de la famille avec des connaissances et des compétences en médecine». Le Professeur Kalu Bala, organisateur du congrès, commentait cela en disant que la famille est un groupe lié génétiquement, émotionnellement et légalement. Le lien du médecin de famille avec ses patients est émotionnel et légal. Michael Kidd traduisit cela en relevant l’importance de la proximité, le médecin de famille partageant avec ses patients le même lieu d’habitation. L’Université se doit de rendre des comptes à la société (accountability) et de former des médecins de famille proches de la communauté. Il ne s’est pas étendu sur ce lien familial qui, selon un confrère du Sri Lanka, serait constitutif d’une noble profession faite de vertus : honnêteté, intégrité, générosité, courage, fût-ce au prix de sacrifices personnels et du renoncement à son propre intérêt même légitime. Un tel discours pourrait être considéré chez nous par certains comme un autogoal face aux revendications syndicales. Mais dans la logique familiale, on conçoit qu’un père ou une mère puisse se sacrifier pour ses enfants.
Y aurait-il donc une différence de conception entre l’Orient et l’Occident ? D’un côté, la vision du généraliste membre de la famille et de l’autre, celle d’une simple proximité. Les relations sont-elles différentes ? Ne serait-ce que la différence entre un monde où la figure du père reste efficiente, où le médecin prend plus facilement la place de l’autorité face au monde, plus américain, de l’autonomie ? Il faudrait y aller voir de plus près. Ce que l’on peut dire avec une vision occidentale, c’est que les patients nous font jouer ou rejouer un rôle comme à un membre de leur famille. Nos relations avec eux sont régies par des règles déontologiques et légales et traversées par des émotions. Nous prendre nous-même pour des membres de leur famille serait une déviation dangereuse de ce que Balint appelait la fonction apostolique. Il faut trouver une juste distance en comprenant le rôle que l’on nous fait jouer. Je peux accepter ce titre de médecin de famille parce qu’un des enjeux du métier c’est la famille, les relations familiales. Mais gardons-nous de nous prendre pour plus importants que ce que nous sommes : de simples passeurs qui rendent service.
Nous ne trouvons pas tous notre pain en tout lieu ; Du barde voyageur le pain c’est la pensée.
Lamartine ibid.