«Dans la topographie variée de la pratique professionnelle, il y a des bouts de terre ferme surplombant un marécage. Sur la terre ferme, les problèmes gérables se prêtent à être résolus par la mise en pratique de théories et de techniques basées sur la recherche. En dessous, au niveau du marécage, les problèmes semblent compliqués, diffus et s’opposer à cette logique scientifique. L’ ironie de cette situation est que les problèmes sur la terre ferme sont relativement peu importants pour les individus et la société, même s’ils peuvent être d’un grand intérêt technique, alors que les vrais problèmes de dimension humaine se situent au niveau du marécage. Le praticien doit alors choisir : veut-il rester sur la terre ferme où il peut résoudre, avec une grande rigueur scientifique, des problèmes d’importance relative, ou bien va-t-il descendre dans le marécage où les problèmes importants nécessitent une démarche moins rigoureuse ?» (traduit de : Educating the reflective practicioner, Schön D, 1987).
La définition du médecin de famille par la Wonca évoque douze caractéristiques centrales pour notre métier, des compétences multiples dans beaucoup de domaines. Quand nous parlons de notre travail, nous adorons l’illustrer par des exemples d’une grande complexité, et nous évoquons volontiers l’incertitude et sa gestion. En Suisse allemande, la médecine de famille fait de la publicité en se déclarant «la spécialité pour tous les cas»…
Lorsque je donne un cours pour les étudiants sur les spécificités de notre spécialité, je ressens systématiquement le dilemme de ne pas seulement les emmener sur la terre ferme avec ses certitudes mais de leur faire prendre conscience de l’importance du marécage. A ce stade, les étudiants ont encore besoin d’acquérir des connaissances structurées, des informations factuelles et de suivre des démarches plutôt linéaires. Dans notre travail pourtant, le raisonnement clinique devient vite complexe ; comment transmettre ces principes d’une manière pertinente, sans en perdre la substance en simplifiant ?
Face à ces doutes, l’expérience du stage au cabinet s’avère essentielle et rassurante. Quel plaisir de pouvoir assister Aurélie, notre nouvelle stagiaire, dans la prise en charge d’un patient et d’observer comment elle s’intéresse à sa vie, comment elle arrive à démêler une anamnèse compliquée, comment elle tient compte de toutes les dimensions de ses problèmes ! Avec une grande sensibilité, elle gère la relation et découvre évidemment des éléments que j’ai ignorés jusqu’à ce jour. Elle réussit à prioriser les démarches nécessaires au diagnostic et pour le traitement. Et nous réalisons que la capacité à gérer la complexité se développe sans problèmes dans ce contexte pratique. Cette aventure, entre terre ferme et marécage, lui permet de prendre confiance et d’accepter les incertitudes. Elle réalise qu’elle peut toujours se baser pour ses décisions sur un fond de connaissances «dures», même si elles dépassent les dimensions purement médico-techniques.
Dans cette optique, chaque stage d’étudiant m’enthousiasme. Et si je trouve difficile de transmettre toutes les spécificités de notre spécialité dans un cours ex-cathedra, j’ai la conviction que l’expérience pratique vécue au cabinet permet à nos étudiants d’acquérir des connaissances et des outils indispensables pour leur future carrière dans n’importe quel domaine de la médecine. Et je nourris l’espoir que cela puisse éveiller l’envie de vivre davantage la complexité en devenant médecin de famille, d’avoir envie de descendre de la terre ferme dans le marécage.
«Schön nous encourage à nous sentir fiers d’évoluer dans le marécage, parce que personne d’autre pourrait y trouver le chemin». (Educating the reflective GP : Schön revisited, Waters M, 2004)
PS : si l’accueil d’un stagiaire dans votre cabinet vous tente, n’hésitez pas à me contacter !