Ce n’était qu’une petite présentation1 de la Conférence sur les rétrovirus et les infections opportunistes (CROI), organisée fin février à Seattle – mais une présentation qui fait (et fera) parler d’elle. Elle fournit les derniers résultats d’un essai de prophylaxie préexposition (PrEp) chez les hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes (HSH). Un essai précédent (dénommé Iprex) avait montré qu’il était possible de diminuer le risque d’infection par le VIH d’environ 44% avec une prise quotidienne d’un antirétroviral, le Truvada (association de ténofovir et d’emtricitabine), commercialisé par la firme américaine Gilead. Les résultats présentés à Seattle de l’étude dite «Ipergay» apportent quant à eux, selon ses promoteurs, «la première démonstration scientifique qu’un traitement préventif "à la demande", pris par les HSH au moment de rapports sexuels non protégés, diminue de 86% le risque d’être infecté par le VIH».
L’étude Ipergay était menée sous l’égide (et avec le financement) de l’Agence nationale française de recherche sur le sida et les hépatites (Anrs). Lancée début 2012, elle a, au final, été menée chez 414 HSH dans le cadre d’un essai randomisé en double aveugle (la moitié du groupe prend le Truvada au moment des rapports sexuels, l’autre un placebo). Un ensemble de mesures de prévention était offert à tous les participants : conseils individualisés, distribution de préservatifs et de gel, dépistages répétés du VIH, dépistage et traitement des autres infections sexuellement transmissibles, vaccination contre les hépatites B et A, mise à disposition du traitement postexposition… Où l’on retrouve le paradoxe propre à toutes les études de ce type : vouloir mettre en évidence un effet que l’on cherche de diverses manières (et pour d’évidentes raisons éthiques) à prévenir.
Cet essai devait alimenter quelques controverses et de vifs débats au sein des associations homosexuelles ainsi que du milieu médical spécialisé. La présence d’un bras placebo (nécessaire selon l’Anrs) était tout particulièrement contestée. Elle l’était d’autant plus que, peu après le lancement de l’étude, la FDA américaine prenait la décision d’homologuer le Truvada en prophylaxie préexposition pour les adultes à haut risque de contamination par le VIH.
L’Anrs devait toutefois prendre la décision de poursuivre l’essai sans en modifier la méthodologie. Fin 2012, elle annonçait que le schéma de l’essai restait «la meilleure façon d’évaluer de façon rigoureuse le bénéfice additionnel d’une PrEp intermittente». Elle annonçait aussi la mise en place d’un groupe de travail qui serait chargé, avec le milieu associatif, de se pencher sur les façons d’optimiser les moyens de prévention, en y incluant la PrEp. Elle s’engageait en outre à apporter son soutien et son expertise auprès des autorités françaises pour, le cas échéant, faire avancer une autorisation du Truvada en prévention en prise quotidienne. Deux ans plus tard, le sujet redevient pleinement d’actualité.
On vient en effet d’apprendre à Seattle qu’après un suivi moyen de près de treize mois, seize participants ont été infectés par le VIH : 14 dans le bras «placebo» et 2 dans le bras «Truvada». Le risque relatif d’infection est donc diminué de 86% (intervalle de confiance à 95% : 40-99%). Les promoteurs de l’essai soulignent que les deux participants infectés dans le bras «Truvada» avaient interrompu la PrEp plusieurs semaines avant la survenue de l’infection. Ils ajoutent observer «une très forte incidence de l’infection (6,6%) dans le bras placebo chez les participants qui n’utilisaient pas systématiquement le préservatif». Toujours selon eux, le traitement par Truvada a été globalement bien toléré : il n’a pas engendré plus d’effets secondaires graves que le placebo, mais il a provoqué plus d’effets indésirables, probablement liés au traitement, de types nausées et douleurs abdominales (13% avec Truvada contre 6% avec placebo).
Les résultats définitifs d’un autre essai (essai «Proud») qui évaluait l’intérêt préventif du Truvada en continu ont aussi été présentés à la CROI.2 Au total, 545 personnes ont été incluses dans cet essai. Le taux d’infection par le VIH était majoré de 86% dans le groupe témoin par rapport au bras traité (19 contaminations contre 3). Soit un taux de protection équivalent à celui de l’étude Ipergay.
«Nous apportons ce jour une réelle innovation dans la prévention du VIH. Nous avons également innové dans la manière dont nous avons mené la recherche, en établissant un partenariat très original avec le monde associatif, a déclaré le Pr Jean-François Delfraissy, directeur de l’Anrs. Avec l’association Aides d’une part, qui a construit avec nous le protocole de recherche, en a coassuré le suivi et a joué un rôle majeur dans le recrutement et l’accompagnement des participants. Avec un comité d’associations LGBT d’autre part, qui a veillé tout au long de l’étude à ce que soit garanti l’intérêt des participants à la recherche.»
Il faut ajouter que ces résultats sont obtenus dans une population aujourd’hui particulièrement touchée par l’infection par le VIH en France (comme dans de nombreux pays développés). En France, le nombre de nouveaux diagnostics d’infection par le VIH est d’environ 6400 par an, dont 43% concernent les HSH. Le Pr Jean-Michel Molina (Université Paris 7 – Hôpital Saint-Louis, AP-HP, Paris), qui a coordonné l’étude, relève que «ces très bons résultats ont été obtenus chez des HSH à haut risque d’infection par le VIH qui n’utilisent pas systématiquement le préservatif».
Point important et a priori inquiétant : le Pr Molina souligne aussi que 34% des participants ont contracté au cours de l’étude une autre infection sexuellement transmissible, comme la gonorrhée, la syphilis, l’hépatite C ou l’infection à Chlamydiae. «Il est important de ne pas relâcher les politiques de prévention qui ont fait leur preuve : utilisation systématique du préservatif, dépistages réguliers du VIH et des autres IST, et leur traitement» commente-t-il. On pourrait aussi être plus critique et poser la question de l’intérêt de la PrEp médicamenteuse si l’utilisation systématique du préservatif demeure impérative.
Une question d’autant plus nécessaire qu’elle n’est nullement soulevée par les promoteurs scientifiques de l’essai. «Anrs Ipergay est un pas indéniable vers une meilleure stratégie globale de prévention où coexistent différents outils permettant de limiter ses risques d’infection en fonction de son niveau d’exposition», souligne ainsi le Pr Delfraissy.
L’autre question est désormais de nature économique et, plus encore, politique. Le Truvada n’est pas, à ce jour, autorisé en France comme traitement préventif contre l’infection par le VIH. Le sera-t-il prochainement ? Les associations Aides et Warning ont demandé à l’Agence nationale française de sécurité du médicament que soit accordée une recommandation temporaire d’utilisation (RTU) élargissant les conditions d’accès au Truvada pour les personnes vulnérables au VIH.
«Il serait maintenant scandaleux, tant du point de vue de la santé publique que de l’intérêt des personnes concernées, que cette prévention ne soit pas, désormais, rapidement accessible», nous a déclaré Olivier Jablonski, président de Warning (www.the warning.info/). Pour sa part, Bruno Spire, président d’Aides et coresponsable de l’essai Ipergay, dit «espérer que ces résultats vont accélérer le processus».
Plusieurs fois interrogée sur ce sujet par les associations concernées, Marisol Touraine, ministre française de la Santé, s’est toujours prudemment refusée à prendre position. On annonce désormais des décisions gouvernementales durant l’été prochain ou à l’automne. L’assurance maladie acceptera-t-elle de prendre en charge une dépense destinée à prévenir une maladie alors même qu’il existe d’autres moyens (non pris en charge par la collectivité) de prévention ?