C’est en 1960, donc il y a plus d’un demi-siècle, que fut créée à Genève la première chaire de physiopathologie en Suisse, dont le titulaire a été le professeur Alex-F. Muller. C’est lui qui a introduit cet enseignement en Suisse. Ce nouveau domaine, insérant dans l’art médical une dimension scientifique de recherche et d’élucidation des mécanismes conduisant au développement de la maladie et à l’expression de ses signes et symptômes, allait connaître un succès et une popularité tels, bien au-delà des étudiants, que tous ne trouvaient pas place dans l’ancien auditoire des policliniques de l’Hôpital cantonal de Genève, lorsqu’Alex-F. Muller donnait son cours, tant l’affluence aussi des praticiens était grande.
Dans les années 80, cet enseignement comportait une cinquantaine d’heures de cours ex-cathedra délivrés au cours de la troisième année des études de médecine humaine, cours sanctionnés par un examen dans le cadre du troisième propédeutique.
Sous la charge du médecin-chef de la clinique médicale, directeur du Département de médecine interne et président du collège des chefs de service, équivalent d’alors de directeur médical, Alex-F. Muller a désiré pouvoir déléguer cet enseignement. C’est ainsi qu’il a proposé la création, en 1983, de la Division de physiopathologie clinique au sein du Département de médecine interne et faisait appeler pour la diriger le professeur Jean-Philippe Bonjour, chercheur et enseignant à l’Institut de physiopathologie de Berne. C’est lui qui a dès lors assumé l’enseignement de la physiopathologie à la Faculté de médecine de Genève.
Avec la réforme des études de médecine, l’enseignement formel de la physiopathologie fut aboli. En 1996, la division a changé de nom pour devenir division, puis Service des maladies osseuses. Le groupe a continué de fournir et d’étendre ses consultations hospitalières et ambulatoires concernant les pathologies de l’os et du métabolisme minéral, d’assurer l’enseignement pré et postgradué dans ce domaine, et de développer une recherche aussi bien fondamentale que clinique reconnue.
En 2001, le soussigné a pris la direction du service, service qu’il avait rejoint en 1985. A son départ à la retraite en 2014, il a été remplacé par le professeur Serge Ferrari, qui avait commencé sa carrière dans le service par une thèse en recherche fondamentale, et y avait poursuivi une partie de sa formation postgraduée. Pendant de nombreuses années, la division/le service a été le centre collaborateur de l’OMS pour la prévention de l’ostéoporose.
Quatre des cadres académiques du groupe ont bénéficié d’une formation à l’Institut de physiopathologie de Berne, qui, dans le dernier quart du XXe siècle, était un centre de référence pour la biologie osseuse, sous l’impulsion et la direction du professeur Herbert Fleisch. Ce dernier a été un des, sinon le développeur initial des bisphosphonates, qui ont révolutionné la prise en charge des patients avec maladies osseuses.
Depuis la création du groupe en 1983, nombre de projets de recherche fondamentale et clinique de pathologies de l’os et du métabolisme minéral ont été développés, réservant progressivement une part toujours plus importante à l’ostéoporose. Tous ces projets ont soit commencé dans le laboratoire pour conduire à des protocoles cliniques, soit sont partis des résultats de recherche clinique pour susciter des expériences de laboratoire dans le but d’élucider les mécanismes impliqués, en plein accord avec l’aphorisme «de la paillasse au lit du patient, et inversement». Une liste des projets conduits au cours de 30 ans ne saurait être exhaustive, néanmoins le tableau 1 en présente les grandes lignes. Vu l’intérêt pour la physiopathologie, avec ses deux «p», comment ne pas céder à la tentation d’évoquer ces projets sous forme d’une série de «p».
Il avait été observé de longue date que la capacité du tubule rénal de réabsorber le phosphate était réglée de manière fine par les besoins de l’organisme et par les apports de ce ion, pour assurer les fonctions de soutien en tant que constituant de l’hydroxyapatite, de stockage énergétique sous forme d’adénosine triphosphate (ATP) et dans le patrimoine génétique comme une partie des acides nucléiques. Ce phénomène d’adaptation aux besoins, qui est indépendant de l’hormone parathyroïdienne, est déclenché de manière très rapide en réponse à la croissance ou à des variations des apports en phosphate.1 Une situation où les besoins de l’organisme pourraient être accrus est celle de métastases osseuses ostéoblastiques étendues. Pour tester cette hypothèse, le transport tubulaire de phosphate a été mesuré chez des patients avec un cancer de la prostate métastatique. En accord avec l’hypothèse initiale, le transport tubulaire rénal (TmPi/GFR, évalué par des dosages de phosphate et de créatinine effectués à jeun dans le plasma et des urines fraîches, en utilisant un algorithme accessible sur www.svgo.ch) était proportionnel à la charge tumorale osseuse.2
Au cours de la dernière décennie, une série de substances influençant la phosphaturie, rassemblées sous le terme phosphatonines, ont été décrites. L’une d’elles, le FGF23, d’origine ostéocytaire, pouvait être un des liens entre l’os et le rein, modulant le transport tubulaire de phosphate en fonction des besoins et apports phosphorés pour la minéralisation osseuse. Dans une étude où les apports de phosphore ont varié, par des régimes carencés ou supplémentés, tout en modifiant les apports calciques proportionnellement, les taux de FGF23 étaient bas en situation de carence et élevés lors de suppléments de phosphore.3
Une hypercalcémie dans le cadre de tumeurs malignes est une complication relativement tardive de la maladie et a toujours représenté une situation difficile à gérer jusqu’à l’avènement des bisphosphonates. Ces derniers ont révolutionné la prise en charge des pathologies osseuses avec destruction osseuse accrue. Cependant, un certain nombre de ces hypercalcémies surviennent sans métastase osseuse évidente, compatible avec un mécanisme humoral, ou répondent de manière partielle aux bisphosphonates, suggérant une composante non sensible à ces inhibiteurs spécifiques de la résorption osseuse.4 En effet, nombre de patients, surtout ceux souffrant de cancers épidermoïdes ou du rein, se présentent avec un syndrome semblable à une hyperparathyroïdie primitive sévère, mais sans parathormone (PTH) détectable dans la circulation, d’où une réponse incomplète aux bisphosphonates. En effet, ces composés n’influencent pas la réabsorption tubulaire rénale de calcium, réabsorption qui est augmentée chez ces patients (le transport tubulaire rénal de calcium peut être estimé par la mesure de calcium et de créatinine dans le plasma et les urines fraîches à jeun, et grâce à un algorithme disponible sur www.svgo.ch). Ce syndrome d’hypercalcémie résulte de la production par la tumeur d’un peptide apparenté à la PTH, la PTH-related protein (PTHrP), qui est produit par un autre gène que celui de la PTH, gène localisé sur un autre chromosome. Cependant, ce peptide interagit avec le même récepteur que la PTH. La similitude d’action a été confirmée in vitro, en comparant les effets sur le transport cellulaire de phosphate de milieux conditionnés provenant de tumeurs en culture et de PTHrP synthétique.5 En perfusant de la PTHrP à des rats rendus hypoparathyroïdiens pour éviter toute contre-régulation endogène, il a été estimé qu’un tiers de l’élévation de la calcémie en réponse à la PTHrP provenait d’une stimulation de la résorption osseuse et deux tiers de la réabsorption tubulaire accrue.6 Diverses études ont montré que ce peptide était aussi produit dans des tissus non tumoraux, telle la glande mammaire au cours de la lactation.7
En revenant du laboratoire à la clinique, la PTHrP circulante est élevée justement dans ces cancers avec une réabsorption tubulaire de calcium augmentée, des histologies associées avec une rechute plus précoce de l’hypercalcémie après un traitement par bisphosphonates.8
Le capital osseux maximum atteint en fin de croissance détermine la masse et la structure osseuses présentes au début de la ménopause. Ce capital est déterminé par des facteurs génétiques, qui expliquent 60 à 80% de sa variance,9 des facteurs hormonaux et par le sexe. Comme autres facteurs susceptibles d’être modifiés, il y a l’exercice physique, les apports nutritionnels et une série de facteurs dits de risque, ou de pathologies avec impact osseux. Deux essais randomisés et contrôlés, chez des fillettes et des garçons prépubères, ont montré une augmentation du gain osseux au niveau du squelette périphérique en réponse à un supplément de calcium.10,11 Grâce à un suivi séquentiel de ces deux cohortes de sujets au cours de l’adolescence jusqu’à l’âge adulte, avec des mesures non seulement de densité minérale, mais aussi de microstructure osseuse à l’aide d’un scanner périphérique à haute résolution, des informations importantes ont été recueillies. Ainsi, les gains osseux sont corrélés aux apports protéiques. Il existe une interaction entre exercice physique et apports protéiques, les sujets de sexe masculin avec les apports les plus élevés et l’exercice le plus intense, gagnent plus d’os et obtiennent une meilleure microstructure au cours de l’adolescence.12,13 Cela se traduit par une meilleure résistance mécanique, estimée grâce à une analyse par éléments finis. A l’âge adulte, les jeunes filles avec une ménarche plus tardive ont un capital osseux plus faible et une microstructure de moins bonne qualité.14 Il est intéressant de relever qu’une différence entre ménarche plus précoce et plus tardive semble se manifester déjà plusieurs années avant la ménarche. Les jeunes femmes avec une histoire de fracture au cours de l’enfance et l’adolescence ont également un capital osseux moins élevé.15
Chez la personne âgée, une malnutrition, particulièrement protéique, est fréquente. Cette carence contribue à la survenue des fractures par une propension aux chutes et par une fragilité du squelette. Par ailleurs, les complications médicales après fractures surviennent plus souvent chez des individus dénutris. Un supplément protéique administré à des patients venant de se fracturer le fémur proximal, tous étant compensés en calcium et vitamine D, a permis une évolution clinique plus favorable, une réduction de la durée de séjour hospitalier et une atténuation de la perte osseuse sur le col du fémur controlatéral. Ces observations étaient associées à une augmentation des taux circulants d’insuline-like growth factor 1 (IGF-I).16 La réponse en termes d’IGF-I est précoce, déjà maximale après deux semaines de supplément protéique.17,18
Pour mieux comprendre les mécanismes impliqués, un modèle de carence protéique isocalorique a été développé chez la ratte adulte, modèle dans lequel ont été mis en évidence une diminution rapide des taux d’IGF-I, une perte et des altérations microstructurelles osseuses, surtout par la diminution de la formation osseuse, ainsi qu’une fonte musculaire.19 La correction de la carence par l’administration d’acides aminés essentiels a prévenu la perte ultérieure de densité minérale osseuse, mais a complétement corrigé la résistance mécanique, ceci par une augmentation de l’épaisseur corticale.20 Une telle carence protéique perturbe l’ostéointégration d’implants métalliques dans le tibia proximal de rats, perturbation qui peut être prévenue par des apports nutritionnels, voire même surcompensée par des moyens pharmacologiques (PTH, bisphosphonates).21,22
En revenant à la clinique, il était important de détecter et de cibler les personnes âgées dénutries pour introduire une renutrition adaptée. C’est l’objet de la «Filière nutrition», développée à l’Hôpital des Trois-Chêne, qui a reçu le prix qualité des HUG en 2008. L’efficacité de cette approche a été démontrée de manière contrôlée, par une augmentation de l’IGF-I chez les sujets ayant bénéficié de cette filière de prise en charge.23
Ce domaine fait l’objet d’une longue collaboration avec le Service d’orthopédie, initiée il y a plus de 25 ans. Bénéficiant d’un bassin de recrutement bien défini et d’un hôpital recevant plus de 95% des fracturés du fémur proximal, la situation était idéale pour étudier l’épidémiologie de ces fractures. Les circonstances de survenue de la fracture (lieu, conditions sociales, revenu), la durée de séjour hospitalier et ses coûts, ainsi que le devenir des patients après fracture, y compris la mortalité, ont été identifiés.24–27 Une bonne nouvelle cependant. Entre 1990 et 2005, si le nombre total de fractures du fémur proximal est demeuré relativement constant, les sujets à risque ont augmenté de par le vieillissement de la population locale, d’où la mise en évidence d’une diminution de l’incidence chez les femmes (-1,9% par an), mais pas chez les hommes, chez les sujets vivant en établissements médico-sociaux (qui représentent 40% des fracturés du fémur proximal), mais pas chez ceux vivant dans la communauté.28,29 Ce changement de ce que l’on appelle la tendance séculaire a été observé dans divers autres endroits du monde également.
Toujours en étroite collaboration avec le Service d’orthopédie, une filière de prise en charge, correspondant à un itinéraire clinique, pour les patients avec fractures à basse énergie, a été mise sur pied, préfigurant l’immense intérêt pour cette approche de prévention secondaire, qui est le sujet d’une campagne prioritaire de diffusion à travers le monde par l’International Osteoporosis Foundation.30
Une fracture provient d’une fragilité osseuse sur laquelle s’exerce un stress que l’os ne peut pas tolérer. La majorité des fractures périphériques survient sur une chute, d’où l’intérêt de dépister les facteurs de risque de chute et d’instaurer des mesures pour tenter de les corriger. Le programme intrahospitalier CHEOPS (CHute Et OstéoPoroSe), destiné à des patients chuteurs récidivants, permet d’accroître la vitesse de marche, en comparaison avec des patients ne suivant pas ce programme.31 L’approche probablement la plus originale est celle de la rythmique Jaques-Dalcroze. Dans un essai contrôlé, en traitement croisé, la pratique d’une heure hebdomadaire d’éducation musicale Jaques-Dalcroze a permis de réduire la variabilité de la marche, qui est un important facteur de risque de chute, et aussi le nombre de chutes chez des sujets avec un ou deux critères de fragilité.32
Ces trente ans dernières années ont vu l’introduction en routine de l’ostéodensitométrie pour le diagnostic de l’ostéoporose, la diffusion d’une définition opérationnelle consensuelle de cette maladie, dite définition de l’OMS, l’enregistrement de traitements de l’ostéoporose basé sur le résultat d’essais thérapeutiques contrôlés avec les fractures comme variable primaire, l’accès à des traitements extrêmement efficaces du remodelage osseux altéré (bisphosphonates, anticorps anti-RANKL, tériparatide en régime spécifique), avec des retombées cliniques majeures et un bénéfice sur la qualité de vie. Ceci est particulièrement vrai en ce qui concerne la prévention des métastases osseuses ou celle des fractures ostéoporotiques. Toutes ces avancées cliniques ont été précédées ou accompagnées de découvertes de nouvelles voies métaboliques dans l’os, influençant son développement et son renouvellement. En trente ans de pathologies osseuses à Genève, le groupe a assisté à ces progrès, y a parfois un peu contribué, et a aidé à les implémenter.