Le temps n’est décidément plus où les réunions académiques médicales se limitaient à la trinité «signes, diagnostic, traitements». Celle que l’Académie nationale française vient de consacrer au cancer colorectal l’a amplement démontré. Progrès thérapeutiques majeurs d’un côté, prise en considérations des données économiques de l’autre : les temps sont au pragmatisme.
Cancer colorectal ? «C’est une maladie fréquente, ont rappelé les Prs Bernard Nordlinger (Hôpital Ambroise Paré, Assistance Publique-Hôpitaux de Paris) et Daniel Jaeck, ancien président de l’Académie française de chirurgie. En 2012, on a découvert 447 000 nouveaux cas de cancers colorectaux en Europe, dont 42 000 en France. Des métastases surviennent dans à peu près 50% des cas. L’espérance de vie médiane est passée, en cinquante ans, de 6 à 30 mois pour les malades inclus dans des essais cliniques. Ce n’est pas là le résultat de la découverte d’un traitement "miracle" comme ce fut le cas par exemple pour l’imatinib dans les tumeurs stromales. Dans le domaine des cancers colorectaux métastatiques, les essais cliniques, lorsqu’ils sont positifs, montrent une amélioration de la survie ou de la survie sans récidive de 7 à 8% au mieux, ce qui peut paraître modeste. Mais, additionnés les uns aux autres, ces progrès thérapeutiques successifs ont amené un bénéfice important. Lorsque les métastases peuvent être enlevées chirurgicalement, 35 à 40% des patients sont vivants cinq ans après l’exérèse. Ces progrès sont le résultat d’une suite d’avancées des différentes méthodes thérapeutiques, notamment la chimiothérapie et la chirurgie, et surtout leurs associations, sachant que la prise en charge multidisciplinaire est de règle dans cette affection.»
… connaître le prix à payer pour bénéficier de ces progrès, de cette prolongation de la vie …
C’est dans ce contexte qu’est officiellement posée la question du prix à payer pour bénéficier de ces progrès de cette prolongation de la vie. Une question qui concerne le patient : comment associer qualité de vie et traitement par des médicaments anticancéreux agressifs ? Combien de temps traiter selon l’objectif fixé (améliorer les symptômes, prolonger la vie ou rendre la tumeur résécable) ? Mais une question qui concerne aussi la société. Au vu de l’envolée des prix des nouveaux médicaments, anticancéreux notamment, comment peut-on mesurer le service rendu ? Avec une question incidente : comment sont fixés les prix entre l’industrie et les Etats ?
Les médicaments ? On distingue les cytotoxiques des «agents ciblés». Dans le premier groupe, les fluoro-pyrimidineset la triple combinaison 5FU – irinotecan – oxaliplatine. Il n’existe pas de biomarqueurs pour prédire l’efficacité de ces molécules, qui permettent dans un cas sur deux d’observer une réponse objective et dans huit cas sur dix, une réponse ou une stabilisation de la tumeur. Les «agents ciblés» sont quant à eux des anticorps monoclonaux antiangiogéniques ciblant le VEGF (Vascular Endothelial Groth Factor), ou le récepteur de l’EGF (Epidermal Groth Factor).
Comment mesurer les progrès ? «L’intérêt de ces médicaments est déterminé par des essais cliniques, notamment de phase III, très nombreux de cette indication, rappellent les Prs Bernard Nordlinger et Daniel Jaeck. Se pose la question des meilleurs critères à utiliser pour apprécier l’efficacité. La survie globale est le critère le plus objectif mais aussi le plus long à pouvoir être mesuré, ce qui risque de retarder l’analyse des résultats. C’est un marqueur également peu approprié pour évaluer un traitement donné en première ligne car la durée de vie est également influencée par les traitements de seconde ligne administrés après échec du premier traitement.» Il existe toutefois des alternatives : la mesure de la durée de survie sans récidive, celle du taux de réponses (défini comme une diminution d’au moins 30% de la somme des plus grands diamètres des métastases déterminées comme cibles) et celle du délai jusqu’à progression.
«On peut dire que le cancer colorectal métastatique n’est pas encore devenu une maladie chronique, mais que des progrès majeurs ont été réalisés dans cette voie, résument les auteurs de la communication. Le traitement des cancers colorectaux métastatiques a fait de très grands progrès grâce aux nouveaux moyens thérapeutiques et à l’approche multidisciplinaire de la maladie. Il reste cependant beaucoup de questions non résolues, notamment la recherche de biomarqueurs permettant de cibler le traitement adapté à chaque malade. Il faudra aussi comprendre pourquoi les agents ciblés, associés à la chimiothérapie, sont efficaces pour le traitement des cancers métastatiques alors qu’ils ne le sont pas après exérèse d’un cancer colorectal primitif pour prévenir les récidives.»
L’autre question est de connaître, au plan économique et sociétal, le prix à payer pour bénéficier de ces progrès, de cette prolongation de la vie ? «Il a longtemps été considéré inconvenant de faire intervenir les considérations économiques dans les réflexions sur les avancées médicales, observe Jean-Jacques Zambrowski, spécialiste d’économie de la santé. Elles s’imposent dorénavant, comme en témoigne l’accent mis sur ces questions depuis deux ans par l’ASCO, la société américaine d’oncologie clinique, qui organise même cette année un séminaire entier dédié à l’économie du cancer, la valeur des traitements, les modèles de financement, le bénéfice de l’innovation et les défis qui s’y rapportent».
En France, les derniers chiffres communiqués par l’assurance-maladie (année 2012) montrent que les dépenses liées au cancer du côlon se sont élevées à 1,5 milliard d’euros, soit 10,3% des dépenses de la Sécurité sociale liées au cancer. «Mais, il va de soi que le coût de certains traitements parmi les plus récents peut poser question, souligne M. Zambrowski. C’est le cas du coût des thérapies ciblées, après la première ligne de traitement. Au-delà du gain de quelques semaines ou de quelques mois de survie, ou du bénéfice en qualité de vie pour un patient, chaque cas pris en charge augmente l’expertise de l’équipe et bénéficie aux patients suivants. Le progrès incrémental n’est pas aussi spectaculaire que le progrès de rupture. Mais il a lui aussi un coût, parfois élevé.»
Ce spécialiste ajoute que si divers auteurs se sont efforcés d’étudier le rapport coût-efficacité du dépistage du cancer colorectal, on manque, hélas, singulièrement d’études évaluant le rapport coût-efficacité des divers traitements du cancer dans le contexte du système de santé français. Plusieurs études cliniques convergentes permettent d’affirmer l’apport des nouvelles thérapies anticancéreuses en termes de survie et de qualité de vie. Mais il n’existe que peu d’études portant sur l’évaluation coût/avantage des nouveaux médicaments, et la communauté médicale demeure largement en retrait sur ces questions. L’absence d’argument économique dans les recommandations caractérise la plupart des publications françaises, qu’elles émanent de la Haute autorité de santé ou des sociétés savantes. C’est là, selon lui, une spécificité française : ce critère fait systématiquement partie des préconisations dans la plupart des autres pays développés, confrontés comme la France au renchérissement du coût des soins.1
Une étude de 2005 portant sur le coût du cancer du côlon en Ile-de-France établissait que la dépense remboursable était en moyenne de 28 000 euros variant selon le stade de la maladie, de 17 000 à 36 000 euros. «Mais les modes de prise en charge ont considérablement évolué depuis cette période, notamment du fait de la mise à disposition de thérapies ciblées à partir de 2004, souligne M. Zambrowski. En fait, on admet aujourd’hui que les coûts de traitement s’élèvent à 30 000 € pour l’acquisition des molécules, tandis que les coûts additionnels liés aux effets toxiques des bio-chimiothérapies combinées se chiffrent à 4000 € par patient. Les derniers chiffres publiés portent sur les années 2006-2007. On note que la survie à cinq ans est du même ordre dans les différents pays étudiés, de l’ordre de 60%, à l’exclusion du Royaume-Uni, où elle est évaluée à 53%.»
Quel coût est acceptable, pour quel bénéfice ? La question dépasse de loin, on le sait, le seul cancer colorectal. Les réponses ont et auront ici des composantes économiques mais aussi sociologiques, éthiques, et finalement politiques.