L’affaire, planétaire, du crash de l’Airbus 320 de Germanwings (150 morts) a notamment eu pour effet d’éclairer publiquement des champs médicaux généralement peu connus du grand public. Un vaste éventail englobant la génétique et la médecine légale (l’identification des corps), et la neuropsychiatrie (le cerveau d’Andreas Lubitz). Sans oublier la linguistique. Avec cette question récurrente dans nos espaces médiatiques : éclairer ou donner en spectacle ?
Qui était-il, ce copilote souffrant ? Quels médicaments lui a-t-on prescrit ? L’a-t-on écouté ? La tragédie aurait-elle été prévenue s’il s’était allongé pour parler ? Personne ne le saura jamais, ce qui autorise toutes les prises de paroles des spécialistes. En France, le Journal du Dimanche nous a donné à entendre ce coryphée. Pour Michel Debout, psychiatre et professeur de médecine légale, Andreas Lubitz avait «construit une relation pathologique, idéalisée, au travail». Dès lors, un arrêt de travail pouvait, chez lui, «provoquer un anéantissement». Pour le Pr Jean-Pierre Soubrier, expert de l’OMS, fondateur du «Centre de ressources en suicidologie», cette affaire conduit à revenir sur le suicide altruiste : suicide qui implique l’autre. Le Pr Soubrier parle de dynamique symbolique qui évoque la psychose. Il parle de rêve effondré. De mélancolie, de mourir avec l’objet de son plaisir, de dimension psychotique et d’agressivité vis-à-vis de son employeur.
Pour le Dr Matthieu Lustman, membre de l’Union nationale pour la prévention du suicide, «le suicide est un comportement qui nous interroge sur la complexité de la prévention et sur la difficulté à repérer les profils suicidaires autant que sur notre besoin de réponses». Le psychiatre Patrick Légeron, attaché à l’Hôpital Sainte-Anne de Paris (et fondateur du cabinet «Stimulus») perçoit chez Andreas Lubitz une personnalité névrotique. Aux antipodes, donc, du psychotique de ses confrères. Un homme qui a conscience de son état, même s’il en souffre. «C’est un suicide individualiste sur une personnalité narcissique» nous dit-il. L’ombre inversée de la quasi-totalité des suicidés. Une mort sous les projecteurs.
On peut aussi compter, sur les ondes, avec les prises de parole éclairantes d’Hélène Romano, psychologue clinicienne et psychothérapeute spécialisée dans les psycho-traumatismes. Elle souligne notamment l’importance qu’il y a à ne pas tout psychiatriser.
La psychiatrie, on le sait, a ses limites et ses dangers. Surtout depuis son divorce d’avec la neurologie. On peut ici compter avec l’hypothèse de l’état crépusculaire. Elle est avancée par le Pr Patrick Clervoy, chef du Service de psychiatrie de l’Hôpital militaire du Val-de-Grâce. «Un épisode de mélancolie délirante, avec accès de démence, ne correspond pas au tableau du silence total observé chez Andreas Lubitz, au long des huit très longues minutes de descente de l’appareil, a déclaré le Pr Clervoy au Quotidien du Médecin. Les déments ne sont pas mutiques mais ils tiennent des propos délirants. De même, les actes criminels, perpétrés en lien avec telle idéologie, religion, ou emprise psychologique s’accompagnent de revendications. Quant à un suicide “altruiste”, les cas de figure classiques correspondent à des crimes commis sur l’entourage et la famille, des proches parfaitement identifiés, et non pas sur des tiers inconnus et en très grand nombre.»
Pour le Pr Clervoy, une seule hypothèse s’impose. «Contrairement à l’interprétation du procureur de la République, l’enregistrement de sa respiration régulière jusqu’au crash ne prouve pas que le copilote est dans une démarche volontaire et par conséquent qu’il est en état de conscience, mais il atteste qu’il est en vie, simplement en fonction végétative et inconsciente. Il semble dans un état dit de coma vigile, communément appelé état de rêve éveillé, ou encore état crépusculaire ; dans ces épisodes de para-sommeil, ou para-vigile, le sujet est en capacité d’effectuer des gestes automatiques, comme le déclenchement d’une procédure de descente à bord d’un avion, ou le verrouillage d’une porte blindée. En revanche, il n’est pas en mesure de réagir aux signaux que constituent les alarmes et les cris. Que sa respiration soit restée régulière pendant tout ce temps, alors qu’il a sous les yeux les éléments d’une catastrophe imminente, dans un contexte ultra-stressant, cela corrobore aussi l’hypothèse somnambulique».
Quid, dans ce cas, de l’épisode de dépression sévère dont aurait souffert le copilote il y a six ans ? Quid de la prise en charge spécialisée et du suivi médical qui s’est poursuivi ? Quid de ses arrêts de travail et du dernier, déchiré, qui lui interdisait de voler le 24 mars ? L’hypothèse se tient : la prescription d’inducteurs de sommeil, des molécules dont les effets confusionnels sont connus, et qui peuvent favoriser les états de rêve éveillé. L’identification du corps d’Andreas Lubitz et la toxicologie qui suivra permettront-elles de confirmer l’hypothèse, du Pr Patrick Clervoy ? C’est possible, mais à l’heure où nous écrivons ces lignes, rien n’est acquis. Les spécialistes de médecine légale et les enquêteurs sont aux prises avec de multiples difficultés du fait de la multi-fragmentation des corps ainsi que de l’étendue et du caractère escarpé du terrain.1
Qui était Andreas Lubitz ? Etait-il un pilote «Amok» ? La question a été brutalement posée le 27 mars par le tabloïd allemand Bild – sous un cliché pris en 2013 lors d’un semi-marathon organisé par la Lufthansa à Francfort. Amok ? Slate.fr nous explique que c’est là un terme habituellement utilisé par la presse allemande et anglophone dans l’expression «Amok laufen» ou «to run amok». Expression que l’on pourrait traduire par «courir en amok», en référence à des actes commis par des personnes sous l’emprise d’une folie meurtrière. Exemples récents : les tueries d’Oslo et de l’île d’Utoeya ou les massacres commis par des adolescents dans les établissements scolaires. «En allemand, les auteurs de ces bains de sang sont communément désignés sous le terme d’Amokläufer, qui signifie coureur d’amok» décrypte Slate.fr.
Mais encore ? «Ce terme est une retranscription approximative du mot indonésien et malais amuk, qui désigne selon l’Urban Dictionary «une activité agressive qui tend à tout détruire», mais que l’on pourrait tout aussi bien traduire par les termes plus génériques de folie furieuse ou rage incontrôlée.» Question : l’enragé contrôle-t-il parfois la furie qui le brûle ?
Slate.fr va plus loin et cite «Psychopathologie. Une perspective multidimensionnelle» des psychologues américains David H. Barlow et V. Mark Durand. Ils livrent une description détaillée de l’«amok», qu’ils classent dans la pathologie de la «fugue dissociative», sans pour autant lui reconnaître un caractère universel :
«Une forme distincte de trouble dissociatif inexistant dans les cultures occidentales est l’amok […] et la plupart des victimes sont de sexe masculin. Ce trouble a attiré l’attention parce que les personnes se trouvant en état d’amok, qui s’apparente à une transe, sont souvent prises de fureurs durant lesquelles elles agressent brutalement, voire parfois tuent des animaux ou des personnes et ne s’en souviennent généralement pas. Courir en amok n’est qu’un des nombreux syndromes consistant pour un individu à se trouver en état de transe et, soudainement empli d’une mystérieuse énergie, se mettre à courir ou à fuir pendant un long moment.»
L’affaire a intéressé les plus éclairés du Vieux continent. Ainsi Stefan Zweig, dans sa nouvelle Amok ou le Fou de Malaisie : l’histoire d’un médecin allemand en poste en Indonésie pris d’un vif tourment pour une femme qui vient lui demander son aide. Plus que troublant.