Une nouvelle patiente de cinquante ans entre dans mon cabinet en me disant : «Docteur, il faut que vous m’aidiez !». D’un regard ouvert et un peu appréhensif sur la demande qui va suivre, je lui dis : «Je vous écoute».
«Docteur, j’ai mal au talon gauche. Je travaille toute la journée debout, faites quelque chose !»
Je précise l’anamnèse et apprends qu’elle est gérante d’un tea-room au centre ville. Ses douleurs la gênent du matin au soir, ce qui l’oblige à s’asseoir fréquemment pour soulager son talon gauche. Mais le travail ne manque pas, elle ne peut pas perdre du temps. A la fin de la journée, les douleurs la font boiter et pendant la nuit, quand enfin elle peut se reposer, le contact du talon contre le matelas la réveille. Elle a tenté de prendre des antidouleurs sans franche amélioration. Elle ne veut plus continuer ainsi !
Je propose de l’examiner et tiens alors un regard inquisiteur sur ses chaussures : des ballerines ! Certes jolies, distinguées et féminines. Avec une semelle plate et fine, sans soutien de la voûte plantaire. Mon regard inquisiteur et presque accusateur croise alors le sien. Elle aussi a observé mes chaussures : des ballerines… Mon regard se lie alors avec un sourire presque honteux de celle qui s’est fait prendre !
Nous avons beau être dans un cabinet, mais nos esprits féminins sont délogés du bureau pour rêver un moment à de belles ballerines. Etre un instant une princesse avec de jolis pieds mis en valeur. Songer aux pas légers, fins et délicats dans ces chaussures distinguées.
Je l’examine : elle présente une fasciite plantaire. Je me dis que l’aide qu’elle attend me semble accessible. Je suis heureuse de pouvoir lui donner des explications et quelques conseils.
Je lui propose alors : «Et si nous nous accrochions au dicton “faites ce que je dis, pas ce que je fais”, vous le feriez ?». Elle rit. Je me lance alors dans une série de conseils, notamment pour le port de chaussures. Je lui explique que je vais lui prescrire des talonnettes, mais que le gros du travail, c’est elle qui doit le faire en changeant de chaussures. Toute une journée dans des ballerines plates et fines, cela accentuera le phénomène inflammatoire. Je pose un regard sérieux sur ses ballerines et lui explique : «Des basquets, cela conviendrait mieux au travail dans votre tea-room.»
J’apprécie de pouvoir donner de petits conseils. Cette approche où la pilule miracle n’existe pas, mais où de petites habitudes nouvelles peuvent améliorer le quotidien. Seulement parfois, ces habitudes sont tenaces.
Je travaille dans une ville que je ne connais pas encore. Je profite de ma pause de midi pour aller découvrir le centre. Ce matin, en partant de chez moi, il y avait un rayon de soleil. Mais maintenant, le temps s’est rafraîchi. J’ai froid aux pieds dans mes petites ballerines. Je cherche un endroit sympathique pour dîner et me réchauffer. Je me décide à entrer dans un tea-room. Je pousse la porte et tombe nez à nez avec ma patiente… et ses ballerines !
Elle m’accueille avec un grand sourire et me dit : «Bonjour Docteur, je suis tout de suite à vous, je vais vite changer de chaussures !»