Jaddo travaille comme jeune généraliste quelque part en France. Elle a repris les initiales du métier qu’elle ambitionnait étant enfant, dresseuse d’ours donc, pour s’en composer un pseudonyme. Sous ce pseudonyme, elle tient un blog1 avec des histoires sur ses expériences de jeune médecin, réunies dans un livre plein d’humour.2 A part cela, elle est active sur Facebook 3 et Twitter.4
Jaddo : Au tout début, je me sentais très seule dans mon exercice hospitalier. J’étais donc externe, j’avais 20 ans et j’avais l’impression d’observer des choses qui me bouleversaient, qui me renversaient un petit peu et je n’avais pas beaucoup de personnes avec qui partager ça. Il y avait des choses que je trouvais révoltantes qui paraissaient normales à tout le monde. Il y avait des choses qui me paraissaient intéressantes et qui paraissaient banales et déjà vues à tout le monde. Et donc j’étais très isolée là-dedans. J’ai commencé du coup à parler de ces expériences sur des mailing-lists, à des copains médecins, sur des forums, enfin sur des choses comme ça, où j’avais besoin vraiment d’exprimer ces machins, où j’avais l’impression d’être une extraterrestre et très isolée dans mon exercice. Et donc je racontais des histoires et j’ai un ami – mentor – médecin très proche maintenant, qui est Dominique Dupagne, qui m’a dit : «tu es douée pour raconter l’absurdité du monde hospitalier, tu devrais faire un blog». J’étais un peu effrayée par cette idée-là, j’avais peur pour le secret médical, j’avais peur pour plein de raisons. Mais il m’a eue à l’usure et j’ai dit «Bon d’accord». Entre-temps, j’avais pu commencer à réfléchir aux problèmes critiques du secret médical ; j’avais commencé à trouver un petit peu des stratégies, pour pouvoir dire ce que j’avais à dire sans mettre en danger mes patients, et puis vraiment mon besoin de partage et d’expression est passé au-delà de mes craintes et j’ai fini par ouvrir ce blog en 2007.
Jaddo : Oui, complètement, au départ c’était vraiment dans une idée de… on ne peut pas dire journal intime sur internet, mais on va dire journal extime. Au début, c’était vraiment seulement pour crier ma peur, vomir mes angoisses, crier mon indignation, c’était vraiment dans un but très égocentrique de défouloir, de déversoir. Et puis, au fur et à mesure, alors que je m’y attendais pas du tout, je pensais pas être lue, je pensais pas que d’autres personnes pouvaient ressentir ce que je ressentais, alors vraiment que je le faisais dans un truc très exutoire, j’ai eu des réponses, j’ai commencé à avoir des réponses de gens, de médecins au début surtout qui me disaient «oh là là, mais je pense la même chose», «oh là là, mais j’ai eu les mêmes peurs et j’ai jamais osé en parler». «Ah, toi non plus t’as jamais vu un tympan… tu me rassures tellement en disant ça».
Et donc j’ai commencé à avoir des retours d’abord de professionnels, où on a commencé par commentaires interposés à avoir des échanges sur la pratique, nos frousses, ce qu’on se dit entre nous mais qu’on n’ose pas dire au patient. Et puis, par la suite, j’ai commencé à avoir des retours de patients qui me disaient : «c’est vraiment chouette d’avoir un point de vue extérieur ; je m’en rends compte que mon médecin n’est pas un surhomme. Je m’en rends compte que des fois je suis un peu chiant en consultation». Et ça m’a ouvert plein de perspectives parce que je me suis dit, Ok, ces trucs que je racontais pour moi au départ puis ensuite entre nous, je me disais je peux pas raconter ça à mes patients, et bien pour finir, si, je peux raconter ça à mes patients. Pour finir ils sont capables de l’entendre et ils sont capables de le comprendre, de me soutenir là-dedans et ça m’a ouvert plein de connexions en même temps interprofessionnelles, et en même temps avec les patients, que j’avais pas du tout envisagées au moment où j’ai commencé à écrire de façon très égoïste.
… «tu es douée pour raconter l’absurdité du monde hospitalier, tu devrais faire un blog» …
Jaddo : Maintenant oui, au début j’écrivais 100% pour moi et puis après je me suis mise à écrire 40% pour mes confrères et 60% pour moi et puis maintenant effectivement j’ai l’impression d’écrire 30-30-40 pour les patients, mes collègues et moi en fait. Et effectivement ça s’est ouvert petit à petit.
Jaddo : Un peu moins maintenant parce que j’écris moins sur mon blog, mais sur Twitter je continue à avoir des retours et je continue… Il y a trois types de retours qui me touchent particulièrement : c’est les étudiants en médecine qui me disent «j’avais un peu peur de la médecine générale ; je pensais que ce n’était que des grippes et des gastros, et en te lisant ça m’a donné envie, j’ai mieux compris quel était ce métier et maintenant j’envisage de faire médecine générale, pas forcément comme premier choix, mais c’est plus dans mes tabous». Donc ça c’est un retour qui me fait un plaisir immense. Puis il y a les médecins qui me disent «ok, le truc que tu dis, j’ose le dire à personne, ben je l’ai vécu moi aussi». Et dans les retours ceux qui me font le plus plaisir, c’est aussi les patients qui me disent «Maintenant je vois mon médecin d’un autre œil et je comprends plus de choses et je fais attention à certaines choses», ça c’est très gratifiant aussi !
Jaddo : C’est inestimable, c’est inestimable pour plusieurs raisons. Parce que d’abord, sur le retour à long terme, le blog, la réflexion générale, quand on a l’impression d’être tout seul à essayer de pas trop prescrire des antibiotiques à tous les rhumes, de continuer à – je déteste ce mot, mais… – éduquer des gens, à partager le savoir avec eux, à les écouter, quand on a l’impression qu’on est les seuls à faire comme ça, que tous les autres mecs autour de vous gagnent quatre fois ce que vous gagnez en faisant de la médecine mauvaise, et ben je pense que si j’avais pas des amis, des collègues de cœur qui me confortent dans ma façon de travailler, je vois ça un petit peu comme dans Star Wars quoi, je serais tombée du côté obscure de la Force !
Donc, déjà cet apport-là c’est inestimable, et puis de façon plus quotidienne, plus terre à terre, plus pratique au quotidien, en vrai, par exemple sur Twitter j’ai parfois une difficulté pendant une consultation, et puis le temps que la personne est couchée pendant cinq minutes, j’ai le temps de poser une question. J’ai une copine dermatologue à qui je peux envoyer un SMS pendant la consultation en disant «Ce bouton-là, il me paraît bizarre qu’est-ce que t’en penses ?». Ça fait un réseau de soins et plus de correspondants et en même temps un truc vraiment dans l’immédiat avec Twitter.
… ça fait un réseau à la fois de soutien psychologique et à la fois de soutien logistique diagnostique qui est inestimable …
Jaddo : Effectivement, j’ai un réseau de personnes qui sont devenues des amis, j’ai un réseau de professionnels, de spécialistes, voilà j’ai une dermatologue à qui je peux envoyer des photos, j’essaie de pas en abuser parce que la tentation est forte, de lui envoyer tous mes boutons au fur et à mesure. Mais j’ai un psychiatre, j’ai un ophtalmo, j’ai une dermato, j’ai plein de généralistes et ça fait un réseau à la fois de soutien psychologique et à la fois de soutien logistique diagnostique qui est inestimable.
Jaddo : Complètement ! Mais je pense qu’il faut remettre les choses dans leur juste contexte. Je pense que sur Twitter, on doit être 1% des médecins en France. Donc le réseau reste à l’échelle nationale tout petit. Mais pour les médecins qui sont sur Twitter, c’est une vraie valeur ajoutée.
Jaddo : Je ne pense pas. Peut-être un tout petit peu parce que quand même, on est une génération très connectée etc… mais j’ai l’impression que ça tient plus d’un état d’esprit que d’un âge.
Jaddo : D’abord je pense que les deux sont interdépendants l’un de l’autre. C’est parce que je suis anonyme que je peux me permettre d’être très intime. C’est parce que je suis anonyme que je peux dire des choses de façon très franche. Comment j’ai fait ? Eh bien, avec beaucoup de paranoïa. Je masque mon numéro quand j’appelle quelqu’un. Au moment de la sortie de mon bouquin, j’ai refusé toutes les sollicitations de télé, toutes les sollicitations de radio, parce que je pense que la voix, on a beau dire que c’est que la voix, c’est pas vrai, mes patients qui me connaissent bien, s’ils m’entendent ils me reconnaissent. Ça m’aurait fait plaisir de dire «oui» parce que ça c’est la classe quoi, mais j’ai dit non. Dans mes histoires, je change tout ce que je peux changer. Quand vous lisez l’histoire d’un homme, ben c’est que c’était une femme, quoi. Des fois même, je change un peu trop.
Jaddo : C’est vrai que sur Twitter en ce moment, on râle beaucoup. Le tiers payant, les problèmes de papier, Marisol Touraine, on n’est pas content, mais quand j’ai des proches au téléphone qui me disent comment tu vas, je dis ça va, ça va pas mal et mon métier si tu savais comment ça va bien. Malgré tout, malgré tous les problèmes, malgré tout ce que je râle sur Twitter, si je n’avais pas mon métier, je ne serais pas moi. Mon métier est la chose la plus importante de ma vie, si je devais changer quelque chose, si je devais tout refaire, je referais médecin généraliste ! C’est un métier tellement enrichissant, tellement réconfortant, tellement… quand je me lève le matin et que je n’ai pas envie, je sais que mes patients vont me remonter, vont me redonner envie, vont me… je fais le plus beau métier du monde quoi.