Voilà un livre déroutant qui nous vient d’Allemagne. L’éditeur français souligne, sur un bandeau, qu’il se serait vendu, outre-Rhin, «à plus d’un million d’exemplaires». C’est là un véritable mystère, bien difficile à percer. Sans doute les images de l’auteure (jeune, gracile et blonde) ont-elles pu jouer dans l’intérêt collectif porté à notre sombre continent digestif. On ne saurait pourtant en rester à ce degré d’analyse. L’Allemagne se passionne pour Darm mit Charm. Il ne sera pas inintéressant d’observer ce qu’il en sera, dans l’espace francophone avec Le charme discret de l’intestin1 – curieux clin d’œil que les éditions Actes Sud ont voulu faire à l’un des troublants chefs-d’œuvre de Luis Buñuel (1900-1983) – chef-d’œuvre datant de 1972 et centré sur un repas sans cesse différé.
On se souvient de Catherine Deneuve. Aujourd’hui, nous sommes en compagnie de Giulia Enders, 24 ans, que l’éditeur français présente comme «la nouvelle star de la médecine et des médias allemands». Cette «passionnée de gastroentérologie» signe «un éloge à l’intestin». C’est, selon elle, un organe à la fois «méconnu» et «mal aimé». Serait-il mieux aimé s’il était mieux connu ? C’est tout l’enjeu du livre, et c’est une question à laquelle on ne peut répondre qu’une fois l’ouvrage (350 pages) digéré.
Vend-on encore des livres sans l’histoire toute-faite qui va avec ? «Tout a commencé en 2012, lorsque la dynamique étudiante allemande participe au “Science-Slam”, un concours d’éloquence au cours duquel des scientifiques ou des étudiants présentent leur sujet de recherche face à un jury, le tout de manière divertissante. Avec sa présentation sur l’intestin, Giulia Enders gagne le premier prix et son discours, mis sur YouTube, fait la une des médias outre-Rhin. La vidéo, maintes fois partagée, s’est transformée en livre.» Voilà pour les coulisses de Darm mit Charm.
Le Frankfurter Allgemeine Zeitung n’a pas fait l’économie d’une plaisanterie : «Que doit-on comprendre, lorsqu’une aussi jolie fille que Giulia Enders se prend de passion pour l’intestin ?» «Quand on s’intéresse à l’intestin, on fait le grand saut – on passe de “beurk” à “waouh”» aurait confié la jolie fille dans un café du quartier de Bockenheim, à Francfort, où elle vit. La jeune auteure ne résiste pas à des manifestations écrites de tendresse pour son objet d’étude. Elle aimerait gommer une frontière : celle, millénaire, qui demeure entre les médecins et leurs patients. Il s’agirait de mettre la gastroentérologie à portée de main, de passionner ses lecteurs pour ce qu’ils mangent.
Giulia Enders sait, nous dit-on, qu’elle «s’est engagée dans un sujet difficile, peu exploré par la science». Cette jeune femme aurait fait un rêve : ne pas véritablement entrer dans la confrérie de «ces demi-dieux à blouses blanches» qui règnent sur les hôpitaux en s’exprimant dans leur jargon. «Ce sujet appartient à notre quotidien, explique-t-elle avec une bonne humeur contagieuse. Pendant mes études, je me suis souvent demandé : pourquoi tout le monde ne sait pas cela ?». On rapporte encore qu’elle aurait réussi «à convaincre plus d’un million d’Allemands à changer leurs habitudes alimentaires et à s’intéresser à leur corps». Le Charme discret de l’intestin sera traduit dans une trentaine de langues. Est-ce dire que nous devons nous attendre à une révolution ?
De ce point de vue, l’ouvrage va tomber à point nommé : l’OMS vient d’annoncer que l’Europe va être prochainement confrontée à une épidémie majeure d’obésité. Telle est la conclusion, présentée il y a quelques jours à Prague, d’une étude réalisée pour le compte du bureau régional européen de Copenhague. Les projections onusiennes sont alarmantes pour l’Irlande, la Grande-Bretagne, la Grèce, l’Espagne, la Suède et la République Tchèque. En Grèce par exemple, la proportion des hommes et femmes obèses devrait doubler et passer de 20% en 2010 à environ 40% en 2030. En Espagne, la part d’hommes obèses devrait passer de 19% à 36% sur la même période. Une grande majorité des cinquante-trois pays inclus dans cette étude enregistrerait une hausse de la proportion d’obèses et de personnes en surpoids parmi la population adulte. Si l’on en croit l’OMS, plus de 1,9 milliard d’adultes sont aujourd’hui «en surpoids» dans le monde – dont plus de 600 millions d’obèses.
C’est dire s’il est devenu urgent de tout faire pour parvenir à mieux connaître, via les organes qui la servent, la fonction digestive. Car le livre qui nous est aujourd’hui proposé dépasse le seul organe qui en fait à la fois le titre et son charme. Nous savons que les intestins (le singulier est un abus de langage) font bel et bien partie d’un tout. Mme Enders le sait aussi qui s’emploie à une visite guidée détaillée du tube digestif : œsophage «pro du remue-ménage», estomac «petite poche de guingois», intestin grêle «grand zigzagueur devant l’Eternel», appendice «superflu» et gros intestin «dodu». Arrêtons-nous ici.
A dire vrai, l’auteure embrasse plus large : elle englobe le tube et sa fonction dans un «grand voyage de la nourriture» qui englobe les yeux, le nez, la bouche et le pharynx. Elle n’évite pas les sous-chapitres des vomissements (rendre tripes et boyaux) et des laxatifs. Mais ce ne sont là, si l’on ose écrire, que des apéritifs : le cœur de cet ouvrage sur le digestif porte sur la «planète microbienne», la flore intestinale, les gènes de nos bactéries, les antibiotiques, les probiotiques et les prébiotiques.
Nous sommes sans doute encore bien loin d’avoir pris la mesure de ce qui se joue actuellement dans la découverte moléculaire de ce continent que sont nos entrailles. C’est là une forme de révolution copernicienne qui bouleverse les centres de gravité. C’est, une nouvelle fois, le passage d’un univers clos (le cérébral) à une infinité de mondes possibles. Là où certains font fortune en réinventant le nerf vague, l’auteure allemande explore non sans ingénuité, à sa façon et pour le plus grand nombre, les nouveaux chemins qui conduisent de la tête au ventre.
«Les humeurs moroses, la joie, le doute, le bien-être ou l’inquiétude ne sont pas le produit de notre seul crâne, écrit-elle, page 180. Nous sommes des êtres de chair, avec des bras, des jambes, des organes sexuels, un cœur, des poumons et un intestin. L’intellectualisation de la science nous a longtemps empêchés de voir que notre “moi” était plus que notre seul cerveau.» Mme Enders en vient ainsi à ferrailler avec René Descartes (1596-1650). Pour elle, «le cerveau ne fait pas tout». «Pourquoi ne pas ajouter, alors, notre grain de sel aux paroles de Descartes et déclarer : “Je ressens, de sorte que je pense, donc je suis”.» Faut-il noter que cette réécriture de Descartes nous vient d’outre-Rhin ?
D’outre-Rhin, aussi, cette conclusion : «Vues au microscope, les bactéries sont de petits points lumineux sur fonds de ténèbres. Mais ensembles, elles sont plus que cela : c’est une véritable communauté que chacun d’entre nous héberge. La plupart de ses membres sont tranquillement installés dans les muqueuses et donnent des cours au système immunitaire, prennent soin de nos villosités intestinales, mangent ce dont nous n’avons pas besoin et fabriquent des vitamines. D’autres sont logés à proximité des cellules intestinales, les piquent de temps en temps ou fabriquent des toxines. Quand le bon et le mauvais vivent en bonne intelligence, le mauvais peut nous rendre plus forts et le bon prendre soin de nous et de notre santé».
Vivre en bonne intelligence ? On peut aussi, grâce à Actes Sud, prévoir de revoir le film de Buñuel. Darm mit Charm.