Mark Hunyadi, né en 1960, est un philosophe suisse. Après les Unis de Lausanne et Genève puis le Québec, il est professeur depuis 2007 à l’Université catholique de Louvain. On lit avec intérêt ses recensions dans Le Temps. Au récent Salon du livre, j’ai été attiré par son dernier livre.1 «Nous vivons un paradoxe si manifeste que nous ne le voyons plus. Une véritable inflation éthique, par la multiplication des comités, chartes, conseils, tous censés protéger les droits individuels, [fait que] des modes de vie de plus en plus contraignants, qui échappent à tout contrôle, étendent leur emprise. Tout ce dispositif sert à blanchir un système et les modes de vie qui en découlent, ainsi pasteurisés.»
«L’ éthique, vassale du système», dit-il. Une question que, parfois, voire souvent, se posent tous ceux qui se préoccupent d’éthique ; nos débats servent-ils de blanc-seing aux avancées tous azimuts des sciences et techniques, de «feuille de vigne» ? (dans un registre adjacent, voir le décapant pavé dans la mare de Bertrand Kiefer, à propos de l‘excellence dont nous avons plein la bouche.)2
A quoi devrait/pourrait ressembler, selon l’auteur, la «Grande éthique» nécessaire, par rapport à celle restreinte sur laquelle se concentrent nos travaux d’aujourd’hui (dont il dit «c’est comme si nous luttions avec acharnement pour la liberté de choisir la couleur des briques de notre propre prison»). «Faut-il postuler, comme les Grecs de l’Antiquité, des valeurs immanentes que quelque sage nous révélerait ? Faudrait-il plutôt une Théorie Morale Unifiée, comme en physique ? Voies sans espoir. […] Il faut renoncer à la neutralisation éthique du monde pour prendre ce monde même, sous toutes ses facettes, comme objet de son souci. […] Ce n’est pas la lettre des articles des droits de l’homme que nous défendons, comme le ferait un juriste procédurier, c’est leur sens, c’est-à-dire cette notion d’égale dignité» (de et pour tous).
L’ empereur est nu, s’agissant d’éthique globale, c’est ce que nous dit Hunyadi. On ne saurait à mon sens, lui donner tort. Ce constat fait, comment avancer mieux ? Formaliser et mettre en œuvre des droits «communautaires» (mais le mot n’est guère aimé dans certaines acceptions), «sociétaux» ? – ce que recherche dans notre domaine la santé publique, parfois regardée de haut. Mais on sait les difficultés qu’il y a à définir l’intérêt général, même si d’une façon ou de l’autre c’est indispensable. Qui donne attention aux intérêts des générations futures – eux aussi difficiles à préciser, relèvent nos critiques ! Je suis de l’avis d’Hunyadi que l’emphase mise sur des droits individuels toujours plus nombreux (voire Odématiés !) dont chacun exige haut et fort la concrétisation, doit être revisitée dans un sens plus frugal et solidaire. Mais il reste qu’on ne saurait jeter aux orties les acquis des droits humains. Promouvoir un changement de conscience et de pratiques de tous, en particulier de nous les nantis et gaspilleurs-pollueurs, comment ? Souhaitons à ceux qui nous suivront plus de talent à cet égard qu’on n’en distingue aujourd’hui.
Après d’autres (cela me rappelle pour y avoir participé l’inscription d’un «Conseil de l’Avenir» – organe de prospective – dans la Constitution vaudoise de 2003), Mark Hunyadi demande la création d’un Parlement (virtuel) de modes de vie : «une institution qui, instaurant le commun [à savoir une préoccupation centrale pour les biens et l’intérêt communs], ébranlerait le pilier de nos démocraties libérales, celui du partage strict entre une sphère publique devant obéir au principe de neutralité et la sphère privée où s’exerce le libre choix de chacun.» Modalités pratiques de mise en œuvre d’un tel parlement ? Les obstacles seront formidables : par la mise au défi du système démocratique où chacun vote pour l’essentiel selon son intérêt propre à court terme (mais Hunyadi parle de «faire passer la démocratie à un âge/palier supérieur, à la hauteur des défis», sans toutefois donner de mode d’emploi) ; par le spectre d’une «République – despotique? – des sages». Pourtant, sous peine de fin d’histoire il faudra je le crois aussi trouver les voies et moyens d’une «Grande éthique», planétaire.