Comme toutes les grandes affaires, l’affaire «Vincent Lambert» est, aussi, une fenêtre ouverte sur les nuages de notre temps. Celle-ci nous offre une vue médicale sans précédent sur l’évolution de nos rapports à la mort et de notre définition de la vie humaine. Sur la place de la médecine et du droit face à l’insondable de la conscience quand cette dernière devient minimale.
Le 29 septembre 2008, Vincent Lambert a été victime d’un grave traumatisme crânien qui l’a rendu tétraplégique et entièrement dépendant. D’abord hospitalisé en différents endroits, il est, depuis juin 2009, pris en charge au Centre hospitalier universitaire (CHU) de Reims, dans l’unité des patients en état pauci-relationnel. Il y est hydraté et nourri par voie entérale au moyen d’une sonde gastrique – dans un état qui a été qualifié en 2011 d’état «de conscience minimale» et en 2014 d’«état végétatif». En 2012, les soignants de Vincent Lambert avaient cru percevoir chez lui des signes d’opposition aux soins et à la toilette. Au cours des premiers mois de 2013, l’équipe médicale engagea la procédure collégiale prévue, en France, par la loi du 22 avril 2005 relative au droit des malades et à la fin de vie (dite «loi Leonetti»).
… la France a jugé conformément à son droit et son jugement n’est pas en opposition à la Convention européenne des droits de l’homme …
L’épouse de Vincent Lambert fut associée à cette décision qui vit le Dr Eric Kariger (alors médecin-chef du service concerné) «arrêter sa nutrition et réduire son hydratation». Cette décision fut mise en œuvre le 10 avril 2013. Le 9 mai, les parents (qui n’avaient pas été informés) saisirent le juge des référés du tribunal administratif d’une action visant à enjoindre le centre hospitalier de rétablir l’alimentation et l’hydratation normales de Vincent Lambert et de lui prodiguer les soins nécessaires à son état. Par ordonnance du 11 mai 2013, le juge des référés fit droit à leur demande. Après trente jours, l’équipe médicale recommença donc à nourrir et à hydrater son patient – qui avait survécu à cette épreuve.
Depuis l’affaire n’a, en France, cessé de progresser dans différentes dimensions, juridiques, scientifiques, médicales et médiatiques. C’est depuis, à bien des égards, une tragédie de notre époque. Puis elle a pris une nouvelle ampleur, à l’échelon du Vieux Continent, avec la saisine de la Cour européenne de droits de l’homme (CEDH) par les parents du malade farouchement opposés à l’arrêt définitif de la nutrition et de l’hydratation.1 Et après bien des réflexions cette instance vient, solennellement, de trancher.
La CEDH constate tout d’abord «qu’il n’existe pas de consensus entre les Etats membres du Conseil de l’Europe pour permettre l’arrêt d’un traitement maintenant artificiellement la vie». Dans un tel domaine «qui touche à la fin de la vie», il y a lieu «d’accorder une marge d’appréciation aux Etats». Pour ce qui est de la France, la CEDH considère que les dispositions de la loi française du 22 avril 2005 (telles qu’interprétées par le Conseil d’Etat) «constituent un cadre législatif suffisamment clair pour encadrer de façon précise la décision du médecin» dans une situation de ce type.
«Pleinement consciente de l’importance des problèmes soulevés par la présente affaire qui touche à des questions médicales, juridiques et éthiques de la plus grande complexité», la CEDH rappelle que c’est aux autorités nationales qu’il appartenait de vérifier la conformité de la décision d’arrêt des traitements au droit interne et à la Convention des droits de l’homme. Son rôle a consisté à examiner le respect par l’Etat de ses obligations positives découlant de l’article 2 de la Convention. Cet article impose à l’Etat l’obligation de s’abstenir de donner la mort «intentionnellement» (obligations négatives), mais aussi de prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (obligations positives). La Cour a considéré conforme aux exigences de l’article 2 le cadre législatif prévu par le droit interne, tel qu’interprété par le Conseil d’Etat français, ainsi que le processus décisionnel «mené d’une façon méticuleuse». Et la Cour est arrivée à la conclusion que la présente affaire avait fait l’objet d’un examen approfondi où tous les points de vue avaient pu s’exprimer et où tous les aspects avaient été mûrement pesés – tant au vu d’une expertise médicale détaillée que d’observations générales des plus hautes instances médicales et éthiques. En d’autres termes, la France a jugé conformément à son droit et son jugement n’est pas en opposition à la Convention européenne des droits de l’homme. Les voies de recours des parents étant épuisées, les médecins de Vincent Lambert peuvent procéder, en droit, à l’arrêt de la nutrition et de l’hydratation de leur patient. Le feront-ils sans que surviennent de nouvelles péripéties médicales et judiciaires ? A l’heure où sont écrites ces lignes rien n’est acquis, rien n’est certain, rien n’est irrémédiable.
Reste, toutefois, un détail qui n’est pas sans importance : la CEDH n’a pas jugé à l’unanimité de ses dix-sept membres mais par douze voix contre cinq que l’article 2 sur «le droit à la vie», n’avait pas été violé par la France. Et c’est un moment étonnant que d’entendre les cinq voix dissonantes. Car cinq des douze juges (Azerbaïdjan, Géorgie, Malte, Moldavie, Slovaquie) ont pris grand soin de faire entendre leur voix. Ils estiment «que les cheveux les plus fins avaient été coupés en quatre» et que la Cour était parvenue à «une conclusion effrayante», qui «équivaut à un pas en arrière» pour les huit cent vingt millions de citoyens du Vieux Continent.2
«Nous regrettons de devoir nous dissocier du point de vue de la majorité, écrivent les cinq juges dissidents. Après mûre réflexion, nous pensons que (…) ce qui est proposé revient ni plus ni moins à dire qu’une personne lourdement handicapée, qui est dans l’incapacité de communiquer ses souhaits quant à son état actuel, peut, sur la base de plusieurs affirmations contestables, être privée de deux composants essentiels au maintien de la vie, à savoir la nourriture et l’eau, et que de plus la Convention est inopérante face à cette réalité. Nous estimons non seulement que cette conclusion est effrayante mais de plus – et nous regrettons d’avoir à le dire – qu’elle équivaut à un pas en arrière dans le degré de protection que la Convention et la Cour ont jusqu’ici offerte aux personnes vulnérables. (…)
Cette affaire est une affaire d’euthanasie qui ne veut pas dire son nom. (…) Le fait d’alimenter une personne, même par voie entérale, est un acte de soins et si l’on cesse ou l’on s’abstient de lui fournir de l’eau et de la nourriture, la mort s’ensuit inévitablement (alors qu’elle ne s’ensuivrait pas autrement dans un futur prévisible). On peut ne pas avoir la volonté de donner la mort à la personne en question mais, en ayant la volonté d’accomplir l’action ou l’omission dont on sait que, selon toutes probabilités, elle conduira à cette mort, on a bien l’intention de tuer cette personne. Il s’agit bien là, après tout, de la notion d’intention positive indirecte, à savoir l’un des deux aspects de la notion de dol en droit pénal.»
Nul ne sait ce qu’il adviendra désormais de la vie de Vincent Lambert. Il n’était pas important que ces cinq juges s’expriment par écrit, c’était essentiel. C’est étrange mais c’est ainsi : il est des dissonances qui peuvent être éclairantes.