Cet article présente les résultats d’une enquête sociologique visant à documenter l’expérience des femmes en matière de dépistage du cancer cervical. 24 entretiens collectifs ont été réalisés en 2012, rassemblant 125 participantes âgées de 24 à 67 ans. Les résultats indiquent qu’il n’y a pas un seul facteur qui explique la non-participation au dépistage, mais bien une combinaison de barrières qui fait obstacle. Pour comprendre certaines ambivalences face au dépistage, il apparaît particulièrement important de mieux saisir les trajectoires de dépistage, associées à différentes étapes du parcours de vie des femmes.
En Suisse, une femme sur quatre ne participerait pas régulièrement au dépistage du cancer du col de l’utérus.1 Les sciences sociales ont identifié plusieurs barrières pour expliquer cette non- ou faible participation au dépistage, dont une mauvaise information ou une connaissance limitée,2–4 un accès restreint aux services de santé,5 un coût élevé, un emploi du temps chargé,7 certains tabous entourant la sexualité,5 et un sentiment d’embarras et d’inconfort lié à l’examen gynécologique.8 Les femmes moins éduquées avec un statut socio-économique bas ont une attitude plus négative vis-à-vis du dépistage et leur participation est moindre comparées aux femmes qui jouissent d’un niveau socio-culturel plus élevé.4,9 Les femmes migrantes semblent cumuler les obstacles : statut illégal, incompréhension de la langue, absence d’une relation avec un gynécologue attitré, croyances culturelles en défaveur de la prévention et du dépistage.10,11 La décision de consulter un gynécologue est, par ailleurs, socialement définie autour de la définition des périodes de la vie au cours desquelles les femmes sont sexuellement actives et susceptibles d’être enceintes.12
L’objectif de l’étude était d’évaluer le rôle de différentes barrières au dépistage du cancer du col de l’utérus, en prenant en compte le rôle du contexte social et les attentes des femmes envers le dépistage. Nous avons opté pour une méthode d’entretiens collectifs souvent utilisée pour aborder cette thématique.7,13–15 24 entretiens collectifs ont été réalisés en 2012 à Genève (n = 125 participantes), en dehors du contexte hospitalier. Les retranscriptions intégrales des entretiens ont été analysées à l’aide du logiciel Atlas.ti. Cette étude complète une étude clinique en cours aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG), «Essai randomisé évaluant le dépistage du cancer du col utérin par autoprélèvement HPV (papillomavirus humain) chez les femmes qui ne se rendent pas au dépistage», sous la direction du Pr Petignat. Cet essai vise à identifier les femmes non dépistées dans les cantons de Genève et du Jura ainsi qu’à évaluer l’acceptabilité de l’autoprélèvement HPV comme alternative au Pap Smear. Dans cet article, nous nous y référons sous l’intitulé DEPIST.
Les différents obstacles au dépistage rapportés par les femmes interviewées seront d’abord décrits. Puis, il sera démontré que la prise en compte des facteurs culturels et sociaux qui affectent le parcours de vie des femmes permet de mieux comprendre la diversité de leurs comportements, qui oscillent entre le surdépistage et son absence.
Une attente trop longue pour fixer un rendez-vous avec un gynécologue, le coût du dépistage, le départ à la retraite du médecin constituent les barrières structurelles les plus citées par les participantes. Les femmes qui rencontrent des difficultés financières admettent que le coût du dépistage pose problème alors que pour d’autres, il s’agit d’une dépense inutile, surtout si elles estiment être en bonne santé. Pour les femmes qui ont migré pour des raisons économiques, le dépistage est perçu comme un luxe qu’elles ne peuvent s’offrir. Elles soulignent que la langue n’est pas un obstacle majeur, mais qu’elles préfèrent faire le dépistage chez elles (principalement en Amérique latine), où l’information est meilleure et le contrôle plus complet, suggérant une certaine méfiance à l’égard du système de santé suisse.
Les tabous liés à la sexualité, le poids de la religion, la suspicion du conjoint ou encore un manque de socialisation à la visite gynécologique constituent des antécédents culturels en défaveur du dépistage, comme l’illustre l’extrait d’un entretien collectif avec des femmes nicaraguayennes :
«Je ne pouvais pas le dire à mon mari. Il disait que si je me mettais un stérilet, il allait partir, parce que d’ouvrir les jambes devant les médecins c’était pour les sinverguenza (sans honte)» (Martine).
Ne pas avoir été habituée au dépistage dans leur jeunesse est une remarque formulée par les participantes plus âgées, reflétant alors une problématique générationnelle. En effet, avant les années 1970, se rendre régulièrement chez un gynécologue ne constituait pas un comportement aussi normatif que de nos jours. La difficulté de parler de sexualité et de contraception avec sa mère a aussi fréquemment été évoquée :
«On ne parlait pas de ça ! Les femmes n’allaient pas chez le gynécologue ! Je n’ai jamais entendu dire ma mère qu’elle allait voir un gynécologue» (Jessica).
L’examen pelvien et l’insertion du spéculum représentent pour certaines participantes une épreuve considérable à laquelle s’ajoute un sentiment d’embarras d’exposer son corps au regard d’un tiers :
«On n’aime pas se mettre toute nue, se faire toucher par quelqu’un qu’on ne connaît pas. Ce n’est même pas se faire palper à l’intérieur, de venir avec le doigt, c’est agressant» (Cassie).
Toutes s’accordent pour dire que le confort durant l’examen est essentiel. Or, les entretiens collectifs ont révélé que cette problématique est, dans les faits, rarement discutée avec le gynécologue. D’ailleurs, les participantes qui se sont plaintes de l’examen qualifient la relation avec leur gynécologue d’insatisfaisante. Lorsque la relation est jugée bonne, l’examen est mieux toléré.
La peur du dépistage ou d’un cancer est une émotion qui revient fréquemment. La procédure elle-même peut être source d’anxiété. Ces différentes peurs conduisent soit à une résistance au dépistage, soit à l’inverse, à une attitude de surdépistage :
«Je veux (faire le dépistage), mais mon gynéco pas. J’essaie toujours et il me dit : «C’est contrôlé déjà». Mais je suis hypocondriaque. Avant, ma gorge me faisait un peu mal et je me suis dit : “Ça y est, j’ai un cancer de la gorge”» (Melody).
Dans les sociétés modernes, certaines situations de femmes sont définies comme requérant une surveillance médicale. Ces situations, où on n’a pas forcément le choix, on doit aller voir un gynécologue (Véronique), influencent la probabilité d’être dépistée. Les participantes, encouragées durant les entretiens à identifier ces phases de vie, ont cité principalement quatre étapes-clés susceptibles d’influencer leur attitude vis-à-vis du dépistage : l’âge, la contraception, la maternité et la ménopause.
Pour certaines participantes, la première visite chez un gynécologue a été initiée par leur mère vers 14-16 ans. Située dans un contexte de majorité sexuelle, cette visite était souvent associée à un sens d’obligation maternelle :
«La première fois, je devais avoir 15 ans. Il n’y avait pas de besoins particuliers, ma mère disait, on va chez le gynécologue. C’est culturel !» (Samantha).
Pour d’autres, l’obtention d’une pilule contraceptive en lien avec un début d’activité sexuelle (autour de la vingtaine) les a obligées à consulter un gynécologue :
«J’avais 25 ans, je n’étais jamais allée avant. J’y suis allée car je devais prendre la pilule, j’aurais encore pu attendre des années, ça ne me préoccupait pas plus que ça. Maintenant, c’est une évidence d’y aller au moins une fois par année» (Aline).
La prescription annuelle de la pilule contraceptive joue un rôle central dans cette routine ; le dépistage n’étant pas le motif principal de la consultation gynécologique. Sans cette nécessité, certaines admettent qu’elles espaceraient leurs visites. Comme le confirment certaines femmes, pour qui l’absence de grossesse, une stérilisation ou la ménopause signalent la fin d’une contraception et par conséquent, de la consultation gynécologique et du dépistage.
La plupart des participantes ont affirmé qu’avant l’âge de 30 ans, elles ne se sentaient pas à risque de développer un cancer. Par contraste, la trentaine est considérée comme un «âge de raison» souvent associé à un «âge de maternité», accentuant chez elles un sens de responsabilité, favorable au dépistage. Parmi les femmes migrantes ou de générations précédentes, se marier, tomber enceinte constituent la première opportunité au dépistage.
La majorité des participantes irrégulièrement dépistées associent la visite gynécologique uniquement à une grossesse, qui nécessite obligatoirement une surveillance médicale :
«J’y suis allée dès que j’ai appris être enceinte, sinon jamais de la vie» (Rita).
La ménopause est perçue par certaines comme une étape qui marque la fin du risque ou à l’inverse, une période à risque. En effet, certaines femmes semblent naturaliser le risque avec l’âge, l’idée d’un corps devenu «vulnérable» domine. Paradoxalement, cette conception ne se traduit pas par un comportement de dépistage accru puisque les raisons principales au dépistage, la sexualité et la grossesse, sont absentes.
Toutes s’accordent pour dire que les femmes mariées avec des enfants ont plus d’expériences avec les services de santé. A l’inverse, ne pas être mariée, sexuellement passive, ne pas vouloir d’enfants, être fidèle ou lesbienne constituent des raisons en défaveur du dépistage :
«Je n’ai pas de mari, pas d’enfants, j’en ai pas besoin !» (Reymonde).
Ces résultats démontrent comment différentes étapes de vie se traduisent par divers types de visites chez le gynécologue, qui varient également selon certaines interprétations du risque. Ces comportements spécifiques au dépistage dessinent des trajectoires de dépistage auxquelles peuvent être associées les obstacles décrits ci-dessus.
Les «statuts de dépistage» des participantes peuvent être classés sur une ligne continue. A une extrémité, une femme (Melody) rend compte d’un comportement de surdépistage justifié par la crainte que le gynécologue passe à côté d’une tumeur, ce qui motive la fréquence élevée de ses visites. Les femmes régulièrement dépistées sont celles qui ont été habituées au dépistage, souvent durant leur adolescence. Cela fait partie de ce qu’une «femme doit faire», encouragée à «se conformer au dépistage».12,16 Certaines femmes, moins socialisées à la visite gynécologique, participent au dépistage en raison d’un événement spécifique dans leur vie. La plupart du temps, il s’agit d’une grossesse. Un événement perturbateur tel que des problèmes financiers, un divorce ou le départ à la retraite du gynécologue attitré provoquent, pour certaines femmes, l’arrêt de cette «routine médicale».
Les participantes irrégulièrement dépistées, mais pour lesquelles le dépistage est une bonne chose, tendent à faire l’examen sporadiquement. Ne pas avoir eu de problèmes de santé dans le passé et être dans une relation stable tendent à les conforter dans le fait qu’elles auraient moins besoin d’être dépistées que les autres groupes à risque tels que les travailleuses du sexe ou les jeunes femmes. Une alerte (une tumeur), la visibilité d’une campagne de dépistage comme l’étude DEPIST, la gratuité du dépistage semblent les inciter à retourner à cette routine du dépistage. Dans notre étude, une seule participante mentionne n’avoir eu qu’un seul examen gynécologique dans sa vie en raison de son orientation homosexuelle. Elle assigne le dépistage et le cancer du col de l’utérus aux femmes hétérosexuelles. En raison de problèmes financiers, d’un manque de temps et d’un circuit de santé spécifique, les femmes migrantes n’arrivent pas à être dépistées régulièrement en Suisse. Le retour au pays d’origine durant les vacances constitue, pour certaines, l’unique opportunité de dépistage. Leur statut de dépistage est donc dépendant de la fréquence de ces retours.
De manière générale, les participantes s’accordent pour dire que le dépistage comme méthode préventive du cancer du col de l’utérus est nécessaire ; cependant, ces déclarations peuvent traduire un biais de désirabilité lié à l’invitation de participer à une recherche sur cette thématique.
Similaires aux résultats d’autres recherches,2–8,15 les barrières au dépistage rapportées dans le canton de Genève sont déterminées par des facteurs externes – contexte social, accès au système de santé – et des facteurs internes – santé individuelle, peur, embarras. Les données qualitatives montrent toutefois qu’aucune de ces barrières ne prime sur les autres. Une femme régulièrement dépistée peut, à un moment donné, à cause d’un événement dans sa vie, reconsidérer cet examen en le remettant à plus tard, voire le stopper temporairement ou définitivement. Diverses préoccupations exprimées par les participantes sont à mettre en lien avec des phases de vie spécifiques. Ces étapes de vie illustrent combien les expériences sociales sont importantes à considérer, surtout lorsqu’elles tendent à s’écarter des attentes médicales.
Nos résultats suggèrent par ailleurs que des changements organisationnels pourraient améliorer la participation au dépistage. Les commentaires unanimes sur le coût et sur l’organisation de l’examen (rendez-vous, résultats) sont à considérer par les responsables politiques et les professionnels de la santé. Cette étude a mis en avant l’importance du contexte dans lequel le dépistage se déroule. L’anxiété associée à la procédure peut être considérable et l’impact de l’examen pelvien ne devrait pas être minimisé. Sensibiliser les gynécologues aux difficultés évoquées par les femmes pourrait contribuer à améliorer la participation de celles-ci. Précisons que la honte et l’embarras de l’examen pelvien, souvent associés aux communautés migrantes,5 sont également une préoccupation des femmes occidentales ;14,17 un embarras certainement en lien avec l’utérus lui-même, organe invisible (par contraste avec les seins) et par conséquent difficile à saisir.
Les données qualitatives mettent en avant la complexité des facteurs influençant les pratiques de dépistage et permettent de situer l’expérience du dépistage dans une perspective temporelle, soulignant ainsi le cumul de facteurs conduisant à un dépistage irrégulier. Cette collaboration entre chercheuses des sciences sociales et professionnels de la santé a permis de relever qu’une pratique qui va de soi pour les soignants, une routine bien rôdée – apparaît, dans la réalité sociale des femmes concernées, bien plus complexe et incertaine.
Ce projet de recherche a été financé par la Ligue suisse contre le cancer et approuvé par la Commission centrale d’éthique de la recherche sur l’être humain des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG).
This article presents the results of a sociological study aiming at documenting the experience of women in regards with cervical cancer screening. Twenty-four focus groups have been conducted, with a total of 125 participants, aged between 24 and 67. The results show that rather than one specific barrier, a cumulative range of factors and events affect screening attendance. To understand screening attendance ambivalence, it is important to take into consideration screening trajectories associated with diverse life stages.