Un siècle avant la psychanalyse, l’homéopathie. Ses élèves savent tout de Freud. Ses ennemis aussi. Que savons-nous, aujourd’hui, de Christian Friedrich Samuel Hahnemann, né le 10 avril 1755 à Meissen (Saxe), mort à Paris le 2 juillet 1843 ? Savait-il, lui qui entendit parler de quelques révolutions, qu’il allait en déclencher une autre ? Et que la sienne fait encore un peu de bruit à une époque où l’on entend (re)construire la médecine sur des «preuves». Publié depuis peu en France, un ouvrage vient remettre l’affaire homéopathique en perspective.1
Il est parfois tentant de rire de l’homéopathie, un peu à la manière dont l’absurde peut faire rire. «De l’eau diluée dans de l’eau» ironisait il y a peu, sur les ondes de France Culture, le Pr Alain Goudeau, chef du Service de bactériologie-virologie du CHU de Tours (Indre-et-Loire). De fait, il y a bien des vertiges dans cet infinitésimal tenu pour pouvoir lutter contre certains maux. Et ces vertiges ne sont pas moins grands quand on s’intéresse à la manière dont fut forgé ce qui est, aussi, un concept. C’est ce que nous donne à lire aujourd’hui Olivier Faure, professeur d’histoire contemporaine (XIXe et XXe siècles) à l’Université Jean-Moulin de Lyon.
Histoire «contemporaine» ? Précisément, l’homéopathie prend-elle sa source dans notre monde contemporain ? Et que peut-on bien entendre par la «source» de l’homéopathie ? A lire la vie et l’œuvre de Samuel Hahnemann, on perçoit que l’homme se situait entre plusieurs cultures comme pouvait l’être la Saxe du milieu du XIXe siècle. Une Saxe minière où perçaient les rayons des Lumières. Un père peintre sur porcelaine et auteur d’un petit traité sur l’aquarelle pouvait, alors, ne pas être un frein à une carrière médicale.
Ecole municipale, un don certain pour les langues, le grec, le latin, le français, l’anglais comme l’italien. Avec la pente naturelle de ceux qui entendent les langues étrangères : la traduction. Etudes de médecine à Liepzig durant lesquelles il vit de cours de langues et de traductions en allemand d’ouvrages de physiologie et de médecine. Puis c’est une vie de hasards et de voyages durant laquelle il ne cesse de faire fructifier son bagage d’intellectuel, curieux de tout. Fin des études de médecine à Erlangen. Mariage avec la belle-fille d’un apothicaire (onze enfants au final) et reprise des pérégrinations d’un médecin en mal d’installations rentables.
Hahnemann pianote dans un grand nombre de villes d’Allemagne du Nord et d’Allemagne moyenne : médecin, chimiste, traducteur et écrivain. Par moments il abandonne, sinon la médecine, du moins sa pratique – «parce qu’elle me coûtait plus qu’elle me rapportait et le plus souvent n’était payée que d’ingratitude». La qualité de l’ivresse est alors, déjà, une question qui se pose. En 1788, il publie Sur les moyens de reconnaître le fer et le plomb dans le vin. En 1790, il travaille à la traduction d’un ouvrage (Matière médicale de William Cullen) qui le conduit à expérimenter sur lui-même les propriétés du célèbre quinquina.
Y a-t-il, alors, une première lueur ? Hahnemann : «l’écorce péruvienne, utilisée comme remède contre la fièvre intermittente, agit parce qu’elle peut produire sur les gens sains des symptômes semblables à ceux de la fièvre intermittente». Peu après il poursuivra : «il ne nous reste plus qu’à expérimenter directement sur le corps humain les médicaments que nous voulons étudier». Faudrait-il voir là, dans ce paragraphe de 1790, l’acte de naissance de l’homéopathie – et en Hahnemann un précurseur de l’illustre Claude Bernard (1813-1878) et de la médecine expérimentale ?
«Les choses sont moins simples, écrit Olivier Faure. Malgré le terme employé, l’opération n’est pas vraiment une expérimentation mais plutôt une expérience pour, dans l’esprit des Lumières, observer la nature pour qu’elle révèle ses lois.» Installé à Königslutter entre 1796 et 1799, il y soigne ses premiers malades par les semblables. Il commence aussi à fabriquer ses propres médicaments, mais il n’est pas encore question de dilutions. Ces dernières viendront dans les premières années du siècle suivant à Eilenburg, près de Leipzig. C’est le berceau des «centésimales hahnemaniennes» (CH).
La suite, plus ou moins connue, est à lire dans l’ouvrage de M. Faure. «L’histoire de l’homéopathie ressemble d’abord à un roman, vante l’éditeur. Son usage révolutionne d’emblée l’histoire médicale. Pourtant, l’idée que la substance donnant le mal est aussi celle qui le guérit, pour peu qu’elle soit prescrite à très faible dose, inspire les plus vives controverses. Son découvreur n’y est pas étranger. Le Dr Hahnemann est doté d’une personnalité flamboyante au point d’être considéré tour à tour comme un charlatan ou un prophète. Populaire, grand voyageur, il aime à s’entourer de disciples qui diffusent dans le monde entier ces médicaments – déjà conditionnés dans leurs petits flacons si reconnaissables. Au fil des pages revivent ainsi des personnages exceptionnels et souvent hauts en couleurs, toujours prompts à affronter les violentes polémiques qui n’ont pas manqué de surgir.»
On peut lire les choses de la sorte. On peut aussi, surtout, percevoir de quelle manière l’homéopathie (son concept, sa pratique) s’est constituée en phénomène social et culturel ; comment elle a résisté aux (s’est nourrie des) évolutions scientifiques, idéologiques et économiques des deux derniers siècles. Comment elle s’est nichée dans une myriade de mouvements contestataires (des utopies socialistes aux écologistes d’aujourd’hui). Comment elle parvient, bien au-delà du rationnel, à convaincre nombre de prescripteurs et de patients. Comment elle résiste à l’analyse moléculaire et génétique. L’infinitésimal dilué sera toujours en avance sur ceux qui demeurent dans le décompte du matériel.
De ce point de vue, on peut regretter que cet ouvrage n’analyse pas plus avant l’affaire dite de la «mémoire de l’eau», ses tenants et ses aboutissants, ses impasses et ses actuels prolongements. Ce travail reste à faire et il ne sera pas simple à mener. Pour l’heure, on peut méditer cet extrait de la conclusion de M. Faure :
«La médecine n’est pas la seule affaire des médecins et l’homéopathie en offre un exemple particulièrement démonstratif. Dès le début elle a su capter des fidèles totalement dévoués à la cause ; il est vraisemblable que l’une des causes de son succès fut due à sa capacité à maintenir les traditions de la médecine des Lumières, qui avait connu son plus grand accomplissement dans les consultations par correspondance bien mises en lumières par Séverine Pilloud 2 et quelques autres. Hahnemann et ses successeurs, même lointains, demandaient des anamnèses détaillées, des histoires de vie où les patients exposaient leur moi et leurs questions existentielles. Ils le faisaient sans doute d’autant plus volontiers que cette dimension holistique s’atténuait chez les médecins cliniciens, plus sensibles aux manifestations du corps qu’à la parole des malades. Revenue en force dans l’entre-deux-guerres, cette volonté d’être écouté caractérise aussi les patients d’aujourd’hui, surtout ceux des «classes moyennes éduquées».»
L’auteur écrit encore : «L’attrait majeur des homéopathes est bien de rompre avec la five minute medicine pratiquée par la plupart des médecins de ville. A tort ou à raison, les patients de l’homéopathie ont le sentiment d’être les sujets et les acteurs de leur maladie et de leur traitement.» Une question demeure : est-ce à tort ou est-ce à raison ?