La France vient de vivre l’une de ces catharsis politique et médicale dont elle a le secret. Un événement qui aide à prendre le pouls d’un Hexagone en quête de son identité. Un abcès alcoolique qui a vu la ministre de la Santé filer, en abyme, la métaphore du «tricot», du «tricotage» et du «détricotage». Dans une France qui entend faire une croix sur les langues mortes, on y verra peut-être une lointaine résonance mythologique grecque.
«Il faut être Français pour ne pas voir l’alcool comme une drogue, pour vouloir en faire la promotion. Français, victimes que nous sommes de notre culture du vin. Depuis des siècles, nous le cultivons, nous l’apprivoisons, nous le civilisons, écrivait il y a quelques jours sur Slate.fr le Dr William Lowenstein, président de SOS Addictions.1 Mais quand il faut à nouveau choisir entre viticulture et santé publique, la décision française redevient cornélienne. L’alcool est "notre" drogue et le vin "notre drogue made in France".»
L’émotion nationale naissait alors du fait que les sénateurs, suivis par les députés socialistes, venaient de voter «contre l’avis du gouvernement» un amendement à une loi de simplification administrative – un amendement «assouplissant» les règles de la publicité encadrant les incitations à boire des boissons alcooliques. Or, ces incitations publicitaires sont, depuis un quart de siècle, définies dans un texte de loi (la «Loi Evin») – un texte qui a toujours été perçu comme insupportable, contre nature, par les grands alcooliers industriels.
Cette loi, toilettée de temps à autre, définit les espaces exclusifs où est autorisée la «propagande ou la publicité», «directe ou indirecte», en faveur des boissons alcooliques (du moins celles «dont la fabrication et la vente ne sont pas interdites»). C’est presque un inventaire à la Prévert, une tentative poétique d’éloigner le démon de la tentation, le maniement infiniment précieux, courtelinesque, de la langue française. On peut ainsi (la liste est exhaustive) pousser les citoyens à s’enivrer :
Dans la presse écrite à l’exclusion des publications destinées à la jeunesse, définies au premier alinéa de l’article 1er de la loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse ;
Par voie de radiodiffusion sonore pour les catégories de radios et dans les tranches horaires déterminées par décret en Conseil d’Etat ;
Sous forme d’affiches et d’enseignes ; sous forme d’affichettes et d’objets à l’intérieur des lieux de vente à caractère spécialisé, dans des conditions définies par décret en Conseil d’Etat ;
Sous forme d’envoi par les producteurs, les fabricants, les importateurs, les négociants, les concessionnaires ou les entrepositaires, de messages, de circulaires commerciales, de catalogues et de brochures, dès lors que ces documents ne comportent que les mentions prévues à l’article L. 3323-4 et les conditions de vente des produits qu’ils proposent ;
Par inscription sur les véhicules utilisés pour les opérations normales de livraison des boissons, dès lors que cette inscription ne comporte que la désignation des produits ainsi que le nom et l’adresse du fabricant, des agents ou dépositaires, à l’exclusion de toute autre indication ;
En faveur des fêtes et foires traditionnelles consacrées à des boissons alcooliques locales et à l’intérieur de celles-ci, dans des conditions définies par décret ;
En faveur des musées, universités, confréries ou stages d’initiation œnologique à caractère traditionnel ainsi qu’en faveur de présentations et de dégustations, dans des conditions définies par décret ;
Sous forme d’offre, à titre gratuit ou onéreux, d’objets strictement réservés à la consommation de boissons contenant de l’alcool, marqués à leurs noms, par les producteurs et les fabricants de ces boissons, à l’occasion de la vente directe de leurs produits aux consommateurs et aux distributeurs ou à l’occasion de la visite touristique des lieux de fabrication ;
Sur les services de communications en ligne à l’exclusion de ceux qui, par leur caractère, leur présentation ou leur objet, apparaissent comme principalement destinés à la jeunesse, ainsi que ceux édités par des associations, sociétés et fédérations sportives ou des ligues professionnelles au sens du code du sport, sous réserve que la propagande ou la publicité ne soit ni intrusive ni interstitielle.
On ajoutera que «toute opération de parrainage est interdite lorsqu’elle a pour objet ou pour effet la propagande ou la publicité, directe ou indirecte, en faveur des boissons alcooliques».
A échéance plus ou moins régulière, des initiatives visent, sinon à briser ce carcan, du moins à l’«assouplir». Ce fut le cas ces derniers jours, au moment précis où la France bordelaise accueillait une nouvelle édition de Vinexpo, salon mondial des vins et des spiritueux – manifestation inaugurée par le président de la République. Officiellement, il s’agissait de permettre aux acteurs du monde de la vigne et du vin de mieux faire la promotion de leurs vignes et de leurs vins. On parle ici de la réclame pour ce nouveau concept qu’est «l’œnotourisme». Il s’agissait aussi de faire la part entre ce qui était de l’«information pure» et de la «communication malsaine», la vieille histoire du bon grain et de l’ivraie.
Nombre de médecins concernés virent là, au contraire, une perversité, un méchant coup porté au dispositif législatif en vigueur, ce rempart méritant sinon très efficace (comme en témoigne la montée du binge drinking). On vit ainsi l’ensemble des psychiatres français (réunis au sein du Conseil national de psychiatrie) publier le communiqué suivant :
«La représentation nationale vient de voter un texte facilitant la promotion des boissons alcoolisées, ce qui revient à vider la loi Evin de son sens. Sous prétexte de défendre les traditions et la culture vinicoles, que personne ne menace, les élus de la Nation, de façon totalement irresponsable, favorisent l’alcoolisme, notamment chez les adolescents, avec toutes les conséquences désastreuses de ce fléau pour la santé physique et psychique de nos concitoyens.
La lutte contre les maladies mentales, le cancer et toutes les pathologies provoquées par la prise excessive d’alcool doit rester une priorité. Après le tabac, l’alcool est la deuxième cause de mortalité évitable. Nous demandons solennellement à la ministre de la Santé, au Premier ministre et au président de la République de prendre la mesure de ce qui vient d’être voté et de réagir immédiatement pour que notre pays ne régresse pas en matière de prévention et de santé publique.»
Alcoologues et addictologues firent de même : «Alors même que se développent les comportements et alcoolisation à risque chez les jeunes, les parlementaires veulent inonder les médias avec la promotion sans limite d’un produit déjà responsable de 49 000 morts par an. La consommation d’alcool est directement responsable de la moitié de la délinquance routière et de milliers d’accidents, elle représente un quart des condamnations prononcées et elle est impliquée dans 40% des violences familiales et conjugales, la moitié des violences faites aux femmes, un quart des faits de maltraitance à enfants, 30% des viols et agressions sexuelles et 30% des faits de violences générales dans l’espace public. Elle représente un coût économique et social considérable estimé à 2,37% du PIB. Veut-on vraiment faire pire ?»
C’est fait. Le texte, rédigé par le gouvernement français sera promulgué sans avoir été voté par les parlementaires. Il dit ceci : «Ne sont pas considérés comme une publicité ou une propagande au sens du présent chapitre, les contenus, images, représentations, descriptions, commentaires ou références relatifs à une région de production, à une toponymie, à une référence ou une indication géographique, à un terroir, à un itinéraire, à une zone de production, au savoir-faire, à l’histoire ou au patrimoine culturel, gastronomique ou paysager liés à une boisson alcoolique disposant d’une identification de la qualité ou de l’origine (…)».
Où est le mal ? C’est bientôt l’été. La France invitera sous peu le monde entier à partager les joies et les délices de l’œnotourisme. «Avec modération».