Les antidépresseurs, essentiellement les tricycliques et les inhibiteurs non sélectifs de la recapture de la sérotonine et de la noradrénaline, font partie du traitement de la douleur chronique. La prise en charge est compliquée par une grande variabilité interindividuelle de l’efficacité et de la tolérance. Une part de cette variabilité est liée à des polymorphismes nucléotidiques de gènes codant pour des enzymes impliquées dans la pharmacocinétique et la pharmacodynamique de ces molécules. L’identification de ces variants génétiques permettrait d’anticiper les conséquences cliniques et prévoir de façon individualisée les ajustements de médication ou de posologie.Cet article présente les connaissances actuelles sur l’influence de la génétique sur l’efficacité et les effets indésirables des principaux antidépresseurs utilisés dans la douleur.
Avec les opioïdes et les antalgiques périphériques, les antidépresseurs restent probablement les substances les plus utilisées dans le traitement des douleurs chroniques, telles que les douleurs neuropathiques, musculosquelettiques ou la fibromyalgie.1–4
Même si la douleur chronique et la dépression coexistent fréquemment5 et partagent des voies biologiques communes, telles qu’un dérèglement des neurotransmetteurs comme la sérotonine (5-HT), la noradrénaline (NA) et la dopamine, il est bien établi que les antidépresseurs possèdent une activité antalgique propre indépendante de leur effet sur l’humeur.6
Aux côtés d’évidences expérimentales bien documentées, les arguments cliniques sont un effet antalgique obtenu à des posologies inférieures, un délai d’action plus bref, bien avant les quatre à six semaines nécessaires à l’obtention d’un effet sur l’humeur et une efficacité également observée chez des patients douloureux non dépressifs.4,7 L’hypothèse communément admise est une inhibition de la recapture des monoamines, sérotonine et noradrénaline, au niveau des voies inhibitrices descendantes de la douleur, associée, pour certains antidépresseurs, à un effet périphérique, tel qu’un blocage des récepteurs sodiques voltage-dépendants.8,9
Les premiers antidépresseurs à avoir été utilisés dans cette indication sont les antidépresseurs tricycliques (ADT). Ils restent des produits de référence, même si des antidépresseurs plus récents, tels que les inhibiteurs de la recapture de la sérotonine et de la noradrénaline (IRSN), la venlafaxine, le milnacipran et la duloxétine, ou d’autres tels que la mirtazapine, sont de plus en plus utilisés, en partie en raison de leur meilleure tolérance. Les inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine (ISRS) semblent dépourvus d’effets antalgiques10–12 et pourraient constituer une preuve supplémentaire de la dissociation entre les propriétés antidépressives et antalgiques des antidépresseurs.
La prescription d’antidépresseurs dans le traitement de la douleur est compliquée par une grande variabilité interindividuelle de la réponse. Leur efficacité est le plus souvent partielle, concernant au mieux 50% des patients, et s’accompagne d’une incidence élevée d’effets indésirables imposant parfois l’arrêt du traitement.
L’âge, le sexe, la comédication, la consommation de tabac et la durée du traitement font partie des facteurs de variabilité individuelle connus. Les facteurs génétiques doivent aussi être considérés et expliqueraient 50% de la variabilité de la réponse aux antidépresseurs, en particulier la présence de polymorphismes nucléotidiques (SNP) (mutations, délétions) au niveau des gènes codant pour des enzymes impliquées dans la pharmacocinétique ou la pharmacodynamique de ces substances.13
Cet article présente les connaissances actuelles sur l’impact de ces SNP sur l’utilisation des antidépresseurs dans le traitement de la douleur chronique.
Une recherche de la littérature a été effectuée dans Pub Med/Medline en utilisant les mots-clés suivants : depression ou depressive disorder, pain, resistance, pharmacogenetic. Des références ont également été identifiées en examinant les revues de la littérature portant sur le sujet.14–39
Plusieurs enzymes responsables du métabolisme, de la distribution (transporteurs) et de l’effet médicamenteux (cibles) sont soumis à un polymorphisme génétique. Nous discuterons des cytochromes P450 (CYP) et de la glycoprotéine P (P-gp) impliqués dans la pharmacocinétique des antidépresseurs, ainsi que de certaines cibles cellulaires des antidépresseurs, à savoir le récepteur à la sérotonine, le transporteur de la sérotonine, le transporteur de la noradrénaline, la catéchol-O-méthyltransférase (COMT), la monoamine-oxydase (MAO) et des canaux sodiques voltages-dépendants, possiblement impliqués dans la pharmacodynamie de l’effet antalgique.
En l’absence de littérature examinant l’influence des SNP lorsque les antidépresseurs sont utilisés à but antalgique, nous discuterons principalement d’études réalisées chez des patients traités pour dépression. L’analogie et l’extrapolation semblent raisonnables puisque l’efficacité antalgique et les effets indésirables des antidépresseurs impliquent les mêmes cibles et que les effets antalgiques et/ou thymorégulateurs sont, en partie, en lien avec la concentration plasmatique même si, formellement, des études de corrélations manquent.
Les cytochromes CYP participent au métabolisme de 80% des médicaments ; les plus fréquemment impliqués dans l’oxydation des antidépresseurs étant les CYP1A2, 2D6 et 2C19 (tableau 1).
Le gène codant pour le CYP 2D6 est hautement polymorphique, avec plus de 80 variantes alléliques décrites et une activité enzymatique variant de 1 à 200%.23,40,41 Chaque individu peut être classé sur la base de son activité enzymatique en quatre groupes : «ultrarapide» (ultrarapid metabolizer UM), «bon métaboliseur» (extensive metabolizer EM), «intermédiaire» (intermediate metabolizer IM) ou «lent» (poor metabolizer PM). Une variabilité interethnique de la fréquence des SNP et de ces groupes est connue. Les PM avec une déficience enzymatique complète concernent 5 à 10% des Caucasiens, les IM, à l’activité enzymatique diminuée, 10 à 15% des Caucasiens, mais jusqu’à 50% des Asiatiques, les EM, individus avec une activité enzymatique normale, 60 à 70% des Caucasiens et les UM 1 à 10% des Caucasiens mais plus de 30% de certaines populations d’Afrique ou du Moyen-Orient).40,41
Les différents génotypes du CYP2D6 sont associés à une variabilité des concentrations plasmatiques allant jusqu’à 30 à 40 fois pour des posologies similaires d’antidépresseurs substrats.42 En termes d’effet clinique, il existe de nombreuses données observant une fréquence d’effets indésirables augmentés, aux doses usuellement recommandées, chez les PM et une plus large représentation des PM chez les patients rapportant des effets indésirables.42–44 L’efficacité est décrite comme diminuée et la résistance thérapeutique apparente plus fréquente chez les UM.
Finalement, il a été suggéré que les PM étaient moins tolérants à certains stimuli douloureux, suggérant pour certains un rôle du CYP2D6 dans la modulation du seuil de sensibilité à la douleur.45,46
Le CYP2C19 est également soumis à un polymorphisme avec la description de métaboliseurs «ultrarapides» «extensifs», et «lents», et également à une variabilité interethnique.47 Les différents phénotypes ont été associés à des variations de concentrations plasmatiques, abaissées chez les patients UM, augmentées jusqu’à six fois chez les patients PM.22,48 L’impact clinique de cette variabilité n’a pas été formellement démontré mais intéresserait plus particulièrement certains antidépresseurs ISRS comme le citalopram ou l’escitalopram.
Le CYP1A2 joue un rôle important dans le métabolisme de la duloxétine, indiquée dans le traitement de la douleur neuropathique d’origine diabétique. Une quinzaine de polymorphismes de son gène sont décrits, mais aucune étude ne s’est penchée sur l’influence de ceux-ci sur l’efficacité ou la tolérance à la duloxétine. La cause la plus fréquente et la mieux étudiée de variabilité fonctionnelle du CYP1A2 est l’induction du gène par les hydrocarbures aromatiques polycycliques produits lors de la combustion du tabac. Ceci conduit à un phénotype UM en particulier chez les patients porteurs du polymorphisme 164C>A (CYP1A2*1F), pouvant conduire à une diminution de 50% de la concentration de duloxétine.49
En raison de la corrélation entre génotype/phénotype et concentrations plasmatiques, les premières recommandations de posologie en fonction du génotype/phénotype du CYP2D6, basées sur des paramètres pharmacocinétiques de quatorze antidépresseurs, ont pu être développées en 2001.32,50 Plus récemment, la «Pharmacogenetics Working Group of the Royal Dutch Pharmacists Association» a également établi des recommandations facilement accessibles sur internet.51 Elles sont présentées dans le tableau 2. Il est à mentionner que ces recommandations sont validées pour des posologies «antidépressives». Les ADT étant en général utilisés à plus faibles doses comme antalgiques que comme thymorégulateurs, ces recommandations ne sont donc pas directement applicables aux patients douloureux chroniques. Cependant, la recommandation de «penser à une alternative» en raison d’un risque d’inefficacité chez les sujets UM est d’autant plus importante. En effet, même si formellement on ne dispose pas de courbes dose-réponse, on peut aisément supposer qu’une molécule administrée à faible dose et métabolisée rapidement sera potentiellement moins efficace. A l’inverse, compte tenu des études ayant démontré chez les individus PM une augmentation potentielle des concentrations plasmatiques jusqu’à 30 à 40 fois pour des posologies similaires d’antidépresseurs substrats du CYP2D6, celles-ci peuvent devenir suffisantes pour générer des effets indésirables majeurs chez des individus PM. Ces recommandations et ce tableau mettent également en lumière l’importance d’évaluer toutes les voies métaboliques d’une substance. Bon nombre d’antidépresseurs sont ainsi métabolisés par plusieurs cytochromes, dont le 2D6 et le 2C19.
La glycoprotéine P (P-gp) est une protéine de transport transmembranaire exprimée dans de nombreux tissus, en particulier au niveau des «barrières» physiologiques (hématoencéphaliques, hémato-intestinales, rénales, etc.). En expulsant les médicaments hors des cellules, elle diminue les concentrations médicamenteuses au niveau des cibles tissulaires, notamment au niveau du système nerveux central.
La P-gp est soumise à une variabilité interindividuelle d’expression et de fonction en lien avec un polymorphisme génétique auquel est soumis le gène ABCB1. Une trentaine de mutations sont décrites.52 En l’absence d’une P-gp pleinement fonctionnelle, l’exposition au sein du système nerveux central de certains antidépresseurs est ainsi augmentée (tableau 3).53 Il est raisonnable de penser qu’une exposition plus marquée pourrait augmenter leur efficacité mais aussi le risque d’effets indésirables. Il n’y a cependant à ce jour aucun lien formellement établi entre ces mutations et l’efficacité ou la tolérance des antidépresseurs substrats et, contrairement aux CYP, aucune recommandation n’est établie.
La COMT, l’une des principales enzymes responsables du catabolisme des catécholamines, agit comme modulateur de la neurotransmission de dopamine et de la (nor)adrénaline. Plusieurs études se sont penchées sur le rôle des variations de son gène dans la sensibilité à la douleur et son traitement. La plus connue des variantes alléliques est le SNP 158 G>A qui résulte en la substitution Val158Met et des modifications de l’activité enzymatique de la COMT (Val/Val = activité importante, Val/Met = activité intermédiaire, Met/Met = activité faible).54 L’activité enzymatique diminuée chez les sujets Met/Met résulte logiquement en une accumulation de monoamines, notamment de dopamine, au niveau présynaptique. La dopamine participant au système de récompense facilitant la libération d’enképhaline, une contre-régulation amenant à une diminution d’enképhaline et une augmentation d’expression des récepteurs opioïdes. Il a ainsi été démontré que les sujets Met/Met présentent une réponse plus prononcée aux douleurs induites, ainsi qu’une augmentation de la sensibilité à la douleur, une sensibilité accrue aux opioïdes et une difficulté à interrompre leur traitement antalgique lorsqu’il s’agit d’antidépresseurs à visée antalgique dans la fibromyalgie.55,56
Différentes études montrent un rôle possible du gène de la COMT dans la réponse au traitement par antidépresseurs compatible avec la fonction modulatrice des catécholamines intrasynaptiques de la COMT, avec cependant des résultats qui méritent d’être approfondis.
En ce qui concerne les autres gènes candidats, des polymorphismes ont été décrits aussi bien pour les gènes de la MAO que pour ceux codant pour le récepteur à la sérotonine, le transporteur de la sérotonine et celui de la noradrénaline. Les conséquences cliniques de ces polymorphismes ne sont cependant pas claires. Elles sont listées dans le tableau 4.
Les canaux sodiques sont des complexes multimétriques jouant un rôle-clé comme régulateur du potentiel d’action dans les tissus excitables. Si neuf isoformes sont identifiées à ce jour (Nav 1.1 à Nav 1.9), la contribution des canaux Nav 1.3, Nav 1.7, Nav 1.8 et 1.9 a été spécifiquement étudiée. L’isoforme Nav 1.7 exprimée au niveau des neurones nociceptifs est codée par le gène SCN9A, pour lequel de nombreux polymorphismes sont décrits.57 Certaines de ces mutations induisant une hyperexpression de Nav 1.7 sont associées à une hyperexcitabilité cellulaire et des états d’hyperalgie, tels que l’érythromélalgie idiopathique et le syndrome de douleur extrême idiopathique,58 deux entités rares mais bien décrites. Inversement, en cas de mutations induisant une perte de fonction du canal sodique, une absence de propagation du signal est observée. C’est le cas dans le syndrome d’insensibilité congénitale à la douleur.59 Pour certains, la supériorité des antidépresseurs tricycliques dans la gestion de la douleur s’explique par leur action sur les canaux sodiques. Un lien entre l’expression de ce gène et la réponse au traitement antidépresseur dans le traitement de la douleur pourrait être postulé.
Certains antidépresseurs font aujourd’hui partie intégrante du traitement de fond de la douleur chronique. La moitié des patients traités pour des douleurs chroniques ne sont cependant pas soulagés et une proportion non négligeable présente des effets indésirables menant à un arrêt de traitement. Une part importante de cette variabilité peut s’expliquer par un polymorphisme au niveau de gènes codant pour les enzymes impliquées dans la pharmacocinétique ou la pharmacodynamie de ces substances. Les facteurs génétiques sont des éléments stables et prévisibles et l’exploration de cette source de variabilité devrait être systématiquement évoquée parmi les sources de résistance thérapeutique.
Au cours de ces dernières années, la possibilité de tester ces polymorphismes est devenue plus accessible dans la pratique clinique. Les génotypages/phénotypages permettent d’identifier plusieurs variantes alléliques et l’activité enzymatique. A l’heure actuelle, ces tests sont essentiellement utilisés pour les CYP mais sont également disponibles pour la P-gp et la COMT. L’indication à ces tests pourrait être discutée avec un pharmacologue en cas de réponse exagérée ou de résistance, particulièrement face à une concentration plasmatique peu cohérente avec la clinique et lorsque la compliance semble bonne.
Les données actuelles quant au rôle de la pharmacogénétique des antidépresseurs dans le contexte de la douleur chronique restent exploratoires et fragmentaires et méritent d’être systématiquement évaluées dans des essais cliniques contrôlés. Bon nombre de gènes candidats sont encore à l’étude, en particulier les gènes codant pour la MAO et les canaux sodiques. Même si les premières recommandations d’adaptation posologique disponibles à ce jour ont été élaborées à partir de données recueillies chez des patients déprimés, et ne sont donc pas directement applicables aux patients douloureux chroniques, elles représentent une référence et pourrait guider le thérapeute vers une prescription individualisée.
> Les tricycliques et les inhibiteurs de la recapture de la sérotonine et de la noradrénaline font aujourd’hui partie intégrante du traitement de fond de la douleur chronique
> Les antidépresseurs possèdent une activité antalgique propre indépendante de leur effet sur l’humeur
> Environ 50% de la variabilité de la réponse aux antidépresseurs est fonction de facteurs génétiques. L’âge, le sexe, la comédication, la consommation de tabac et la durée du traitement font partie des facteurs de variabilité
> La possibilité de tester des polymorphismes, par génotypages/phénotypages, est devenue plus accessible dans la pratique clinique et peu coûteuse
> L’indication à ces tests pourrait être discutée avec un pharmacologue en cas de réponse exagérée ou de non-réponse, particulièrement face à un monitoring thérapeutique (par exemple, une évaluation de la concentration plasmatique) peu cohérent avec la clinique et lorsque la compliance thérapeutique semble bonne afin d’établir une prescription individualisée
Antidepressants, mainly tricyclic and non-selective reuptake inhibitors of serotonin antidepressants, are part of the treatment of chronic pain. The management is complicated by a large interindividual variability of efficacy and tolerance. Important part of this variability is associated with nucleotide polymorphisms of genes encoding enzymes involved in the pharmacokinetics and pharmacodynamics of these molecules.Identification of these genetic variants could to predict clinical consequences and allowed individualized adjustments in medication or dosage.This article presents the current knowledge on the influence of genetics on the efficacy and adverse effects of antidepressants used in chronic pain treatment.