L’information a été amplement commentée par les médias généralistes – et beaucoup ont voulu voir là, contre l’évidence, un équivalent des érectiles masculins présents sur le marché depuis près de deux décennies. La Food and Drug Administration américaine vient de donner son accord pour la mise sur le marché de la flibansérine. Cette spécialité sera commercialisée (sans doute avant la fin de 2015) sous le nom de marque Addyi par la petite société américaine Sprout Pharmaceuticals.1 L’indication retenue est le «trouble de l’intérêt pour l’activité sexuelle ou de l’excitation sexuelle chez la femme» (si l’on retient la formulation de la traduction française du DSM-5). Nombre d’observateurs ne cachent pas leur surprise devant les données apportées aux chapitres de l’efficacité et des effets secondaires.
Développée à l’origine par la firme allemande Boehringer Ingelheim,2 la flibansérine sera donc proposée comme un traitement non hormonal indiqué dans le traitement des troubles du désir chez les femmes préménopausées. Boehringer Ingelheim ayant essuyé deux cuisants échecs (et ayant revendu la molécule à Sprout Pharmaceuticals), c’était la troisième fois que la spécialité potentielle passait devant les jurys de la FDA. Les études de phase III randomisées et en double aveugle (durée de six mois) ont été menées chez des femmes préménopausées d’âge moyen 36 ans et vivant en couple depuis plus de dix ans. Les nouvelles données qui en sont issues font apparaître un plus grand nombre d’épisodes sexuels qualifiés de satisfaisants (passant d’environ 0,5 par mois à l’entrée dans l’étude à un par mois) ainsi qu’une amélioration du désir sexuel (passant de 0,3 à 0,4 sur une échelle de 1,2 à 6 de la Female Sexual Function Index). Dans le même ordre d’idée les femmes ont par rapport au placebo éprouvé moins de sentiments qualifiés de négatifs (0,3 vs 0,4 sur l’échelle Female Sexual Distress Scale) face à ce manque de libido.
… une affaire éminemment complexe où l’on tente d’établir une vérité dans une forêt de subjectivités interpersonnelles …
Faut-il voir là, comme la FDA, des améliorations véritablement significatives ? La question est d’autant plus importante que des résultats équivalents ont été observés dans une proportion assez proche au sein du groupe placebo (51 et 38%). Il faut encore compter avec des effets secondaires à type de vertiges et de somnolence (augmentés en cas de prise concomitante d’alcool) ainsi que du risque d’hypotension et de syncope lié au produit. Pour certains experts américains «les bénéfices sont modestes, et peut-être moins encore.» Pour autant une majorité des membres du comité de la FDA a estimé que, tout bien pesé, les bénéfices étaient supérieurs aux risques. Des avertissements devront mettre en garde les utilisatrices de ce médicament dispensé (officiellement) sur ordonnance des risques en cas de consommation concomitante de boissons alcooliques. Le laboratoire Sprout devra, d’autre part, mener trois études postmarketing, notamment pour tenter de mieux cerner les interactions entre la flibansérine et l’alcool.
Souvent qualifiée dans les médias de «Viagra féminin», la flibansérine n’a strictement rien à voir avec le premier et le plus célèbre des érectiles médicamenteux (pas plus qu’avec ceux qui lui ont succédé). D’un côté, des inhibiteurs de la phosphodiestérase de type 5 qui permettent de modifier la musculature lisse des artères péniennes et du tissu intracaverneux. De l’autre, la flibansérine, un psychotrope (qui ne semble pas jouer directement sur la lubrification comme certains traitements hormonaux) qui a échoué dans le traitement des syndromes dépressifs et dont les mécanismes précis de l’action recherchée restent en grande partie mystérieux.
Une autre question est celle des limites de ses indications, un syndrome psychiatrique-dysfonction sexuelle défini depuis longtemps aux Etats-Unis sous l’appellation «hypoactivesexual desire disorder» (HSDD). Cette entité a donc été traduite par «trouble de l’intérêt pour l’activité sexuelle ou de l’excitation sexuelle chez la femme» dans la version française du DSM-5 américain (Manuel diagnostic et statistique des troubles mentaux, Editions Elsevier Masson).
C’est, comme toujours avec ce système de classification, une affaire éminemment complexe où l’on tente, objectivement, d’établir une vérité dans une forêt de subjectivités interpersonnelles. Pas moins de six pages d’une grande densité typographique et conceptuelles qui précèdent le «Trouble lié à des douleurs génito-pelviennes ou à la pénétration» (cinq pages). Vient ensuite (trois pages) la «diminution du désir chez l’homme», caractérisée par la «déficience ou absence répétée de pensées sexuelles/érotiques ou de fantaisies imaginatives et du désir d’activité sexuelle». L’âge et les contextes généraux et socioculturels de la vie du sujet doivent être pris en compte par le clinicien.
A leur façon, les auteurs du DSM-5 répondent de manière éclairante à l’une des questions soulevées par l’assimilation de l’Addyi au Viagra : «Contrairement à la classification des troubles sexuels chez les femmes, les troubles du désir et de l’excitation ont été retenus comme des constructions distinctes chez les hommes. En dépit de certaines ressemblances dans l’expérience du désir chez les hommes et les femmes, et le fait que le désir fluctue dans le temps et dépend de facteurs contextuels fait état d’un désir sexuel plus fréquent et plus intense que les femmes.»
Ce chapitre de la sexologie conduit aussi, immanquablement, à soulever la question de la physiopathologie de cette entité ou, pour le dire autrement, si une «baisse» ou un «manque» de «libido» équivaut à une pathologie indiscutable ou au fruit d’une entreprise ayant pour but de vendre une nouvelle spécialité pharmaceutique proposée, précisément dans cette indication. Psychiatriser l’absence de désir ? Prescrire à tout prix ? Ne pas répondre à une souffrance plus ou moins suggérée ? Normaliser coûte que coûte l’intimité ?
Il existe, sur ce thème, une publication assez dérangeante3 en ce qu’elle est à contre-courant des lectures dominantes. Elle est signée des Drs Florence Cour (Service d’urologie, Hôpital Foch, Université de Versailles, Saint-Quentin-en-Yvelines) et Mireille Bonierbale (Service de psychiatrie, Hôpital Sainte-Marguerite, Marseille).
«Les troubles du désir sexuel (TDS) sont l’une des dysfonctions sexuelles féminines les plus difficiles à traiter à cause de la difficulté du repérage des limites entre le normal et le pathologique, écrivent-elles. Sans désir, la femme peut ne pas assimiler l’absence de sexualité à une souffrance. En revanche, ce sont souvent les conséquences de cette situation qui l’amèneront à consulter. La peur de perdre son partenaire, la crainte de ne pas être comme les autres dans un contexte sociétal très normatif sont les motifs les plus fréquents de consultation. Une femme «bien dans sa peau» sera bien dans son désir. Le rétablissement d’un désir réactif au contexte affectif avec le partenaire peut être retenu comme objectif thérapeutique. La complexité et le caractère multifactoriel des TDS féminins rendent toute solution unique insuffisante, l’exhaustivité de l’évaluation initiale et la précision des objectifs de la prise en charge thérapeutique sont essentiels.»
C’est, en quelques lignes, dire ce que chacun sait ou pressent : Addyi ne pourra pas tout. Pas plus que ne le peut le Viagra.