Jusqu’où l’Etat peut-il, en démocratie, peser sur le comportement du citoyen ? C’est une vieille question qui sous-tend toutes les politiques contemporaines de santé publique. Il suffit de gratter pour la voir venir. On la retrouve aujourd’hui, de manière récurrente, dans les oppositions aux vaccinations ou dans les résistances aux contraintes législatives et réglementaires croissantes dans le champ des addictions ou de la conduite automobile. C’est le débat qui oppose le courant «libertarien» à celui de «l’Etat qui veut votre bien». Un débat tempéré par le passage de l’obligation à la recommandation.
«Pour votre santé il vous est recommandé de…». C’est là une étape majeure qui, dans les espaces démocratiques, impose d’avoir recours à la publicité et à ceux qui s’en nourrissent.1 Une situation où le paradoxe se joue de perversité puisque le même média (la publicité) véhicule les messages destinés à réaliser ses rêves et à prendre garde à leur réalisation. Le communicant ne fait ainsi que pianoter sur le clavier du divin marquis : «prenez raisonnablement plaisir de la déraison de vos désirs». Une autre image est celle du serpent dans la version animée du Livre de la Jungle.
L’exhortation hypnotique à avoir confiance vient, en France, de franchir un nouveau palier. Celui dit des «Cinq couleurs». On désigne ainsi le principe d’un nouvel étiquetage nutritionnel. Une affaire on ne peut plus jacobine et officielle : elle vient d’être publiée sous le sceau du «Haut Conseil de la Santé Publique» (HCSP).2 Cinq couleurs : vert, jaune, orange, rose, rouge. Cinq couleurs «pour permettre aux consommateurs de distinguer, d’un simple coup d’œil, la qualité nutritionnelle des produits alimentaires industriels». On aura compris que, du vert au rouge, on passe du bien au mal, du recommandé à la mise en garde. Manger devient aussi simple que rouler.
Il s’agit ici d’un nouvel étage d’une usine à gaz française en cours d’échafaudage : le «projet de loi de modernisation du système de santé». Dans sa sagesse, le législateur a prévu de «faciliter l’information du consommateur sur la qualité nutritionnelle des denrées alimentaires». En d’autres termes, la France invente, après celle des Droits de l’homme, «la déclaration nutritionnelle obligatoire». Elle sera accompagnée «d’une présentation ou d’une expression complémentaire sous forme de graphiques ou symboles, sur la face avant des emballages afin de la rendre synthétique, simple et compréhensible par tous.»
Comme pour tout ce qui, en France, touche à la table (mais dans une logique inversée) on ne plaisante pas. C’est le gouvernement (via la Direction générale de la santé) qui a saisi le HCSP. Ce dernier s’est aussitôt appuyé sur les travaux scientifiques disponibles : un rapport officiel (français) sur la valeur du score nutritionnel de la Food Standard Agency.3 Le tout travaillé en ligne avec les objectifs du Programme national français nutrition santé (PNNS).
A ce stade, le jargon est inévitable : «le HCSP rappelle que l’objectif principal de la mise en place d’un système d’information nutritionnelle synthétique est, en lien avec les autres actions du PNNS, d’intervenir sur les déterminants de la santé. Il ne doit en aucun cas être facteur d’aggravation des inégalités sociales de santé. Il devra permettre au consommateur, au moment de son acte d’achat, de comparer facilement les produits alimentaires entre eux, entre les familles, aussi bien qu’à l’intérieur d’une même famille d’aliments ou pour un même aliment entre marques différentes.»
Ou encore : «Le HCSP souligne aussi que le mode de calcul du score et le classement dans le système d’information nutritionnelle doivent être fondés sur des bases scientifiques, tout en étant totalement transparents, reproductibles et accessibles à tous. Enfin, le HCSP précise que le système d’information nutritionnel simplifié ne s’applique qu’aux aliments concernés par l’étiquetage nutritionnel obligatoire imposé par le règlement européen (INCO).» «Après avoir passé en revue la faisabilité des différents scores et systèmes proposés au niveau national et international, et après l’avoir testé sur les bases de données sur la composition nutritionnelle des aliments du marché français, le HCSP considère que seul le système 5-C (logo utilisant cinq classes) répond aux critères de pertinence et de faisabilité d’un système d’information nutritionnelle synthétique.»
Et c’est ainsi, sur la vague jargonneuse, que l’on en vient à «la mise en place d’un système d’information nutritionnelle synthétique s’appuyant sur une échelle de couleur à cinq niveaux basée sur le score FSA et sur les seuils optimisés et les adaptations qu’il a définis et testés, garantissant une bonne adéquation avec les recommandations du PNNS.» Améliorer les comportements alimentaires et l’état nutritionnel de la population (notamment des sujets plus défavorisés et à plus haut risque de problèmes de santé) ? L’affaire n’est pas totalement nouvelle.
En janvier 2014, le «rapport Hercberg»4 avait déjà «pointé les limites des stratégies de santé publique fondées exclusivement sur la communication et l’information nutritionnelle générale». Du vert au rouge : évaluer «en un coup d’œil» la qualité nutritionnelle d’un produit ; comparer la qualité nutritionnelle de plusieurs produits concurrents. Un nouveau «code» qui vient compléter les autres «indications nutritionnelles» déjà présentes sur les emballages comme les calories et la composition en lipides, glucides, etc. Autant d’éléments qui viendront, paradoxalement, servir les communicants et publicitaires : plus que jamais la bataille commerciale se jouera sur le terrain de l’enveloppe, de la présentation, de la valorisation de la marque et du produit transformé. On peut ainsi voir là un exemple parfait de fausse bonne idée.
On peut aussi percevoir le traitement superficiel d’un problème majeur (la mauvaise alimentation généralisée) qui réclame, tout bonnement, une révolution : la prise en charge éclairée par le citoyen de l’élaboration de ses aliments. Un sujet abordé il y a quelques jours dans le quotidien Libération par Christian Rémézy, nutritionniste et directeur de recherches à l’Institut national de la recherche agronomique.5 Voici sa conclusion :
«La nouvelle offre alimentaire en produits transformés de composition, assez artificielle mais facile d’utilisation, a nui à la consommation d’aliments de base tels que les fruits et les légumes, les légumes secs, divers féculents ou des produits céréaliers et animaux de qualité. Nous devons, maintenant, amorcer un grand retour vers ces aliments qui nous ont longtemps permis d’éviter cette épidémie d’obésité si préoccupante.»
Il ajoute : «Pour sortir de l’ère des produits industriels mal préparés, en finir avec la malbouffe et réhabiliter la consommation sous diverses formes d’aliments de base plus complexes ou de produits de bonne valeur nutritionnelle, cela nécessite de repenser entièrement le fonctionnement de la chaîne alimentaire, sachant que l’on ne pourra pas revenir à un passé révolu. C’est un vrai défi que la société doit relever, celui de mettre un frein aux approches industrielles dénaturantes et réductrices, tout en recherchant des solutions pour que nos contemporains puissent avoir accès à une nourriture plus sûre sur le plan nutritionnel et adaptée à leur mode de vie.»