Vouloir définir la prééclampsie, c’est rapidement se heurter à la complexité de sa physiopathologie, l’ignorance de son origine et à son polymorphisme clinique. La prééclampsie n’est pas une maladie au sens strict du terme, avec une cause et une pathogénie bien identifiées, mais bien un syndrome regroupant un ensemble de signes et symptômes individuellement aspécifiques et d’étiologies possibles multiples.
Il n’existe pas de consensus quant à sa définition. Les classifications diagnostiques varient d’une société médicale à l’autre et évoluent constamment au rythme de la recherche. Ainsi, de la triade classique «hypertension, protéinurie et œdème», nous somme passés à un syndrome materno-fœtal complexe, alliant hypertension artérielle de sévérité variable, atteinte organique unique ou multiple et parfois, retard de croissance intra-utérin.
Malgré l’affinement des outils diagnostiques proposés aux cliniciens et aux chercheurs, il persiste encore des présentations cliniques qui échappent au cadre des définitions.
Nous vous proposons une revue des présentations cliniques atypiques de la prééclampsie, qui posent au clinicien, le défi du diagnostic différentiel.
Selon l’American College of Obstetricians and Gynecologists (ACOG), la prééclampsie est définie par l’apparition d’une hypertension artérielle après 20 semaines d’aménorrhée, associée une protéinurie nouvelle et/ou une atteinte d’organe unique ou multiple.1 Il convient de rappeler que l’hypertension artérielle est définie par des valeurs de tension artérielle ≥ 140/90 mmHg.
Bien qu’encore discuté, certaines classifications intègrent l’insuffisance utéro-placentaire avec retard de croissance intra-utérin (RCIU) à la définition de la prééclampsie. La présence de ce critère fœtal suffirait à poser le diagnostic, même en l’absence de manifestations maternelles autres que l’hypertension artérielle gestationnelle.2
Le terme de prééclampsie atypique a été proposé par Sibai et Stella en 2006 (tableau 1). Ils en ont défini quatre entités cliniques selon que l’atypie est le terme d’apparition de la prééclampsie (avant 20 semaines d’aménorrhée ou dans le post-partum) ou l’absence de l’un des signes cardinaux de la prééclampsie (formes normotensives ou non protéinuriques).3
L’incidence exacte de ces formes atypiques n’est pas connue. Une étude de cohorte colombienne publiée cette année laisse penser qu’elles représentent une part significative des pathologies vasculaires placentaires (RCIU et/ou troubles hypertensifs), avec une nette prédominance de la forme non protéinurique.4
Les facteurs de risque semblent similaires à ceux de la forme classique. La prise en charge est identique à celle de la prééclampsie classique, où le choix de la thérapie (sulfate de magnésium, antihypertenseurs) et la décision de l’accouchement sont orientés par l’existence ou non de signes de gravité.
L’atteinte rénale de la prééclampsie est une atteinte glomérulaire. L’histologie décrit classiquement une endothéliose capillaire glomérulaire, qui se traduit par l’apparition d’une protéinurie jugée significative au-delà de 300 mg par jour. L’étalon-or pour la mesure de la protéinurie demeure la collecte urinaire de 24 heures. Cependant, le rapport protéine (mg)/créatinine(mmol) urinaire (≥ 30 mg/mmol), prélevé à tout moment de la journée, a une excellente valeur prédictive pour la protéinurie supérieure à 300 mg/j. Il offre ainsi une mesure alternative de la protéinurie, qui est rapide, facile et mieux adaptée à la réalité de la pratique clinique.5
En présence d’une hypertension gestationnelle, la protéinurie signe le diagnostic de prééclampsie. Cependant, de par sa nature syndromique et multisystémique, la présentation initiale de la prééclampsie n’est pas obligatoirement dominée par l’atteinte rénale.
Les révisions actuelles de la définition de la prééclampsie tendent à se libérer de la dépendance de la protéinurie pour le diagnostic. Elles s’orientent vers un modèle plus large où l’atteinte d’un organe cible concomitante à l’hypertension gestationnelle suffit à poser le diagnostic de prééclampsie.
Selon les directives de l’ACOG de 2013,1 la protéinurie n’est plus obligatoire au diagnostic de la prééclampsie. Ainsi une prééclampsie aprotéinurique ne devrait plus, stricto sensu, être considérée comme une forme atypique.
L’hypertension artérielle est la pierre angulaire du diagnostic de la prééclampsie. Toutefois, la littérature fait mention de cas où le tableau clinique est dominé par un syndrome de fuite capillaire (protéinurie, ascite, œdème pulmonaire) ou par l’association d’anomalie de l’hémostase à une défaillance multiviscérale, en l’absence de toute hypertension.6
Le cas particulier du syndrome HELLP (Hemolysis, Elevated Liver enzymes, Low Platelets count) doit être mentionné ici. Ce syndrome qui, dans sa forme complète associe une hémolyse, une élévation des tests hépatiques et une thrombopénie, représente une forme sévère de prééclampsie. Le syndrome HELLP peut s’additionner à une prééclampsie préexistante et qualifier de sa sévérité, ou alors survenir isolément, avec environ 15% de cas sans hypertension ou sans protéinurie.7
Cliniquement, le mode de présentation du syndrome HELLP est voisin de celui de la prééclampsie. Les symptômes en sont peu spécifiques et conjuguent douleur de l’hypocondre droit, nausées, vomissements, malaise et parfois, un pseudo-syndrome viral.7 En présence d’une insuffisance hépatocellulaire aiguë, le diagnostic différentiel de la stéatose hépatique aiguë gravidique doit être évoqué.
L’identification précoce du syndrome HELLP est essentielle en raison des issues dramatiques, tant maternelles que fœtales, qui lui sont associées.
Ainsi, en présence d’une symptomatologie évocatrice de prééclampsie associée ou non à une anomalie de laboratoire, les diagnostics de prééclampsie ou de syndrome HELLP doivent être considérés malgré l’absence d’hypertension artérielle.
Les cas de prééclampsie de la première moitié de la grossesse ont été décrits en lien avec les môles hydatiformes, complètes ou partielles, et la triploïdie. Le don d’ovocytes est également un facteur pouvant conduire à une prééclampsie sévère précoce. La littérature retrouve de très rares cas de prééclampsie avant 20 semaines de gestation touchant des grossesses évolutives sans dégénération molaire du placenta.8
En l’absence de grossesse molaire, l’apparition d’une hypertension artérielle, couplée à une protéinurie ou des anomalies de laboratoire avant 20 semaines d’aménorrhée, doit faire rechercher les maladies pouvant mimer une prééclampsie, telles que la néphrite lupique, le syndrome hémolytique et urémique, le syndrome des anticorps antiphospholipides et le purpura thrombotique thrombocytopénique.
De même que devant toute patiente présentant une crise convulsive associée à une hypertension artérielle nouvelle et une protéinurie, le diagnostic d’éclampsie doit être considéré jusqu’à preuve du contraire.
En l’absence de diagnostic alternatif, le traitement repose sur l’administration de sulfate de magnésium pour contrôler ou prévenir les convulsions, une thérapie antihypertensive et l’interruption de la grossesse.
S’il a longtemps été enseigné que la prééclampsie se guérissait par la délivrance placentaire, nous savons désormais qu’elle peut se manifester jusqu’à six semaines après l’accouchement. Le placenta joue un rôle central dans la pathogenèse de la prééclampsie. Nous savons qu’une prééclampsie peut survenir en l’absence de fœtus, en cas de grossesse molaire, et qu’elle se résout par l’expulsion du placenta.9 Aussi, la physiopathologie sous-tendant aux formes postnatales de la prééclampsie reste incomprise.
Parmi les hypothèses physiopathologiques que nous avançons, une modification du calendrier de grossesse par une intervention médicale pourrait expliquer l’expression tardive de la prééclampsie. En effet, la surveillance échographique du bien-être fœtal et le suivi prénatal maternel permettent de détecter précocement les signes d’insuffisance utéro-placentaire ou d’un trouble hypertensif de la grossesse. Cela conduit à un accouchement électif, avant les premières manifestations de la prééclampsie.
L’incidence exacte de la prééclampsie du post-partum n’est pas connue. Les travaux de recherche se limitent souvent à l’analyse de données intrahospitalières, omettant ainsi toutes les formes modérées, prises en charge ambulatoirement.10 De plus, lorsque la poussée hypertensive est traitée dans un centre d’urgence adulte, le lien avec la récente grossesse n’est pas toujours établi.
Les facteurs de risque de la prééclampsie post-partum semblent recouper ceux de la forme de l’ante-partum.11–13 Une surveillance tensionnelle postnatale devrait être proposée aux patientes à risque, accompagnée d’une information ciblée sur les symptômes qui devraient amener à consulter.
La prééclampsie demeure l’une des causes principales de mortalité et morbidité fœto-maternelles à l’échelle mondiale. Les travaux de recherche en cours visent à fournir au clinicien un outil diagnostique précis et efficace, pour assurer une prise en charge sans délai.
L’utilité clinique de biomarqueurs de la prééclampsie, tels que les facteurs angiogéniques, reste à évaluer. Ils s’annoncent comme des outils potentiellement prometteurs et utiles à l’identification précoce de la prééclampsie, particulièrement pour les cas équivoques.
Pour l’heure, la prééclampsie atypique ne se dévoile qu’au clinicien avisé, qui saura en déjouer les subtilités en excluant les diagnostics différentiels pour appliquer le traitement approprié.
> La protéinurie n’est plus obligatoire pour poser le diagnostic de prééclampsie, qui peut être définie par une hypertension artérielle apparaissant après 20 semaines de grossesse, associée à une anomalie hématologique ou une atteinte d’organe
> Le syndrome HELLP est une complication sévère de la prééclampsie qui peut survenir, dans 15% des cas, en l’absence d’hypertension ou de protéinurie
> La prééclampsie peut survenir avant 20 semaines d’aménorrhée et, dans ce cas, il faut rechercher une grossesse molaire
> La prééclampsie peut survenir jusqu’à six semaines après l’accouchement. Les patientes présentant les facteurs de risque habituels de la prééclampsie devraient bénéficier d’un suivi tensionnel post-partum, accompagné d’une information ciblée sur les symptômes devant amener à consulter