«L’éthique se dessèche et devient vide sans les morales individuelles.»
E. Morin. (6, p.9)
Le soignant hospitalier, au sein de l’hôpital psychiatrique, est constamment «tenu» et en référence avec des questionnements éthiques, qui pourraient non seulement accompagner mais même constituer le travail des soins psychiques de crise.
La question de la demande de soins de la part du patient est presque toujours un problème de départ. En effet, la demande de soins est souvent implicite, au mieux, et bien souvent comme «absente», à deviner, à mettre en mots ou à construire. Parfois la demande de soins émane, apparemment, de l’entourage du patient, de la société, et se pose alors la question des soins sous contrainte, de l’évaluation du discernement du patient vis-à-vis des soins, de la construction d’une collaboration sur des lignes de crête fragiles et sans cesse requestionnées.
Bien souvent, nos patients montrent leur détresse, ils l’agissent, tout en criant leur colère contre les soignants, leur rejet des soins. Il s’agit de situations paradoxales qui sont le quotidien du soignant hospitalier, qui doit déceler la demande au-delà des mots, dans la lutte. Déjà ici se pose une question éthique autour de ce positionnement, qui postule l’existence d’une demande implicite indécelable par le patient, ou non verbalisable, qu’il s’agirait de prendre en compte «à sa place».
L’idée que nos actes et nos comportements comme nos décisions ne nous appartiennent pas totalement est entrée dans les mœurs, et ceci est accepté communément : «Le Moi n’est pas maître dans sa propre maison».1 On pourrait même dire qu’il est communément toléré que cette partie de nous et de l’autre nous échappe. On respecte et on tolère en société la part d’inconnu dans ses actes et dans celui des autres, sans chercher à s’y immiscer ou à la questionner.
Mais, dans la situation de crise à l’hôpital, le soignant est amené à donner un traitement en tenant compte précisément de cette partie privée, intime, qui échappe au patient. Ceci est encadré par des lois, un code, qui tentent de délimiter cette prise de pouvoir, au sein de la «maison» de l’autre. Il est logique de questionner constamment et de veiller sur cette prise de pouvoir, où la responsabilité du soignant s’engage. En effet, même s’il prétend à être bienfaisant, ce positionnement dépossède le patient de son illusion intime de libre-arbitre et lui propose, lui impose parfois, une autre lecture de son monde, potentiellement dangereuse et déstabilisante.
La maladie psychique est discontinuité, elle est aussi rupture de langage, comme impossibilité de mettre en mots les émotions et la souffrance en excès. «Sous le terme de folie, il faut donc entendre tout ce en quoi le dialogue trouve sa limite (…) ».2a Ainsi, l’approche thérapeutique consiste souvent en la remise en mots d’une histoire qui avait perdu son fil. Cette rupture est aussi souvent une modalité de protection pour le patient, ce retissage peut être également menaçant, et doit être abordé en laissant le temps, avec précaution et retenue.
On rejoint peut-être ici un des rôles de la mère, qui tente de mettre en mots, en faisant toutefois aussi des erreurs et des excès, le vécu de son bébé, auquel elle tente de s’identifier. Nous pouvons faire un lien entre ce rôle et celui de «porte-parole» ou de «prothèse de la psyché» décrit par Piera Aulagnier.3 Le langage, ainsi réattribué, permet d’appréhender différemment l’expérience, de la partager et d’y survivre. Mais la violence évoquée pose la question de la mère «suffisamment bonne», et aussi de la mère «trop bonne», ce qui évoque les risques des excès dans le soin qui devient toxique par un débordement de la prise de pouvoir sur l’autre.
Le fonctionnement du soin au sein de l’hôpital psychiatrique ressemble à cette fonction maternelle de mise en mots de l’expérience. C’est la tentative de mise en sens des difficultés du patient, ou «l’hypothèse de crise» formulée pour tenter de comprendre des choix dont il n’est plus le porte-parole.
Cette hypothèse se construit finement au fur et à mesure de l’hospitalisation du patient, il s’agit d’une coconstruction, que le patient est susceptible de s’approprier au cours de son travail et de comodifier. Il s’agit du fruit d’une rencontre soignante entre personnes qui tentent de mettre en lien leurs expériences. Dans un premier temps, la mise en sens est pensée par le soignant, et est donc erronée. Mais elle a le mérite d’exister, et de constituer une réafférence étayante pour le patient vis-à-vis du monde commun qu’il partage avec ses soignants. «Cette anticipation offre au sujet un don, sans lequel il ne pourrait devenir sujet : (…) il transforme en signification – d’amour, de désir, d’agression, de refus – accessible et partagée par l’ensemble, l’indicible et l’impensable propre à l’originaire. (…) Cette violence opérée par l’interprétation de la mère sur l’ensemble des manifestations de l’éprouvé de l’infans est donc nécessaire (…) ».3b C’est le processus d’identification du soignant au vécu du patient qui est le moteur essentiel de ce retissage du vécu émotionnel, corporel et agi à l’histoire partagée de l’ici et maintenant. «Si on peut comprendre une autre personne, c’est parce qu’on en est soi-même une.»2c
C’est en cela que l’hospitalisation est une aventure éthique, dans le sens où l’objectif est de reconnaître le patient, malgré tout, dans le groupe, pour lui permettre de retourner à l’extérieur pour continuer son histoire. Cette «re-connaissance» passe par un travail intense à l’hôpital, qui semble notamment s’étayer sur le processus de discussion au sein de l’équipe soignante.
Au sein de l’hôpital psychiatrique sont organisées de nombreuses discussions d’équipe, formelles et informelles. Ces réunions répondent à des obligations de fonctionnement (organisation de l’équipe, transmission des informations, organisation des objectifs du soin…) mais font également partie du processus de soins.
Sur un plan théorique, O. Kernberg décrit par exemple la grande importance de ces réunions d’équipe dans le soin hospitalier des patients souffrant d’un trouble de la personnalité borderline.4 Un des effets principalement recherché ici est la lutte contre le mécanisme de défense de clivage, fréquemment au devant de la scène dans ces prises en charge. Le rassemblement des différents membres du groupe soignant devient l’occasion de repérer le mécanisme de clivage à l’œuvre, ce qui permet une éventuelle restitution au patient, et une meilleure intégration des interactions relationnelles conflictuelles à l’œuvre.
Le travail hospitalier repose en grande partie sur cette «métabolisation» au sein du groupe de soignants, qui réagit avec finesse, tel un «tissu vivant», au patient qu’il accueille. Ainsi, comme Morissette et Parisien l’ont décrit pour le thérapeute, il s’agit pour l’équipe soignante de rester disponible, inchangée, attaquable et bienveillante comme la couverture d’un bébé. «Le thérapeute (…) doit, comme la poupée ou la couverture de l’enfant, accepter de subir toutes les attaques du patient et demeurer intact, inchangé et disponible.»5 Le but serait d’accueillir le patient en crise, et, tel un hamac, de se déformer à la perfection en s’adaptant aux contours de son corps, tout en lui offrant un soutien fiable et ferme.
Il est étonnant de voir comment l’équipe, dans toute la complexité qu’elle constitue par les membres qui la composent, va pouvoir, notamment du fait de ce travail de discussion de groupe, former un tissu cohésif et solide, capable d’accueillir le patient et la violence de sa souffrance, dans tous ses états.
La discussion à l’hôpital, qui intègre idéalement la considération de tous les points de vue des soignants de l’équipe, serait la mieux à même de capter un instantané de la situation du patient, ou de s’en approcher. Elle ne peut et ne doit pas être paisible, car le consensus mou comporte davantage le risque d’une vision approximative de la complexité du patient accueilli. Ainsi toutes approximations, points de vue non exprimés ou laissés pour compte, seraient une façon d’occulter certaines manières de considérer les questionnements soulevés. La pression de l’avis général, du bienséant, du politiquement correct et l’uniformisation des pratiques seraient donc au sein du groupe un des moteurs de la désingularisation du patient.
Ceci nous amène à évoquer la définition de «l’éthique de résistance», telle que proposée par E. Morin.6 L’idée est d’encourager l’individu, en l’occurrence le soignant, à défendre ses idées au sein du groupe et à résister à la tentation de la facilité qui serait d’accepter ou de se taire. Dans une société qui aurait perdu bon nombre de ses repères idéologiques et de ses valeurs traditionnelles, l’auto-éthique individuelle constitue une «émergence» précieuse, qu’il s’agit de défendre et de considérer. Ainsi, la défense au sein du groupe, de l’expression libre des points de vue individuels, est une manière d’approcher de la reconnaissance du patient, qui résiste également, et à juste titre.
On pourrait citer l’exemple du patient «trop attachant», qui suscite une majorité d’attitudes bienfaisantes et accueillantes, au risque de nier une part d’agressivité, ou l’exemple du patient qui suscite très efficacement le rejet du groupe, ce qui aggrave ainsi sa souffrance et sa solitude. Dans ces deux situations, seuls quelques individus, en étant touchés, en percevant la situation d’un point de vue différent vont pouvoir résister à l’avis du plus grand nombre, et permettre au groupe d’accéder à une «pensée complexe» de la situation. (On peut parler d’auto-éthique mais aussi de contre-transfert ou de résonance.)
En résistant au sein du groupe, ils vont collaborer au mouvement de singularisation du patient. Si le groupe accueille ces avis, et tolère leur dissonance, il pourra préserver plusieurs points de vue en dialogue, collaborant à l’épaississement de la compréhension du patient. La multidisciplinarité est l’un des moteurs de cette diversité soignante. «L’herméneutique dans une entreprise psychiatrique devient l’art de reconnaître les différentes perspectives et présuppositions. Elle est l’art de favoriser la «conversation» (Rorty) entre les différentes perspectives. Finalement, elle est l’art de naviguer parmi les différentes perspectives et différents modèles dans des situations concrètes, ce qui implique l’habileté de passer d’un modèle à un autre et d’intégrer ceux-ci dans un plan de traitement optimal.»2d
Cette démarche visant à favoriser une pensée complexe au sein du groupe se déroule essentiellement dans les processus de discussion d’équipe. La discussion visée n’est pas une juxtaposition molle de points de vue nuancés, mais aussi un travail de coopération conflictuelle, terme emprunté à G. Bibeau.7 «Défendre nos positions dans une main tendue, qui va provoquer des transformations mutuelles. Nous avons à nous laisser déplacer, mais les autres ont à se laisser déplacer également.»
Il y a donc un processus de métabolisation à l’œuvre dans les discussions d’équipe à l’hôpital qui fait partie intégrante du soin. On dit d’ailleurs parfois que pour soigner le patient il faut soigner l’équipe, sans doute car patient et équipe se rencontrent et sont intimement liés dans un lieu qu’ils partagent : l’hôpital psychiatrique. «Lorsque le thérapeute rencontre un patient, il n’est pas devant une situation dont il pourrait tirer un savoir objectif, mais dans une situation. Il est en situation herméneutique, ce qui signifie qu’il est toujours impliqué, au point que l’on ne pourra jamais entièrement tirer au clair cette situation». Cette impossibilité, dit Gadamer, ne tient pas à un manque de réflexion, elle s’inscrit dans l’essence de l’être historique que nous sommes.2e
Unité de lieu, unité de temps, unité d’appartenance au groupe des humains, qui semblent lier, au sein de l’hôpital psychiatrique, patients et soignants dans un travail en commun. Ainsi, la lutte contre la désingularisation du patient peut s’accompagner, dans un cercle vertueux, d’une lutte contre l’épuisement de ses soignants.
Les discussions d’équipe à l’hôpital sont donc un élément «soignant» important, notamment car ces discussions permettent au mieux de reconnaître le patient, et d’aboutir à des décisions tenant compte de la complexité des situations qu’elle a à gérer.
Lors des prises de décision difficiles sur le plan éthique, la discussion d’équipe est utilisée pour aboutir à l’élaboration, permise par la coopération conflictuelle, de la «moins mauvaise décision».
Mais quelle légitimité théorique ont ces discussions sur le plan éthique ? Le fait qu’elles soient fréquemment utilisées à l’hôpital face aux décisions difficiles justifie déjà leur légitimité sur le plan pratique. Nous proposons de nous adosser maintenant sur les réflexions théoriques de Jürgen Habermas dans son ouvrage «De l’éthique de la discussion».
Habermas a développé ses théories autour d’une réflexion éthique pragmatique et pratique, partie prenante du contexte existant. «Les jugements moraux, qui donnent à des questions décontextualisées des réponses démotivées, ont un déficit pratique qui exige compensation.»
Il s’inscrit dans la continuité de l’éthique Kantienne, tout en proposant une relecture de l’impératif catégorique. «Dans l’éthique de la discussion, c’est la procédure de l’argumentation morale qui prend la place de l’impératif catégorique».
Habermas décrit les conditions importantes pour la réalisation d’une discussion visant à l’établissement d’une décision valide sur le plan éthique : il propose que «Les participants concernés prennent part, libres et égaux, à une recherche coopérative de la vérité dans laquelle seule peut valoir la force sans contrainte du meilleur argument.» On voit ici une première complexité, rencontrée également dans les discussions d’équipe à l’hôpital : il s’agit de garantir la liberté et l’égalité des prises de parole, dans un milieu pourtant hiérarchisé et différencié.
La validité de la discussion est notamment conditionnée pour Habermas par le fait que «tous doivent être intéressés d’égale manière à l’intégrité de leur contexte de vie en commun.» Le processus de discussion permettrait alors de dégager et de justifier des principes de justice pour une vie en commun. Pour aboutir à cette conclusion, Habermas part du fait que «en tant que participant à des discussions pratiques, chacun est renvoyé à soi-même tout en restant pourtant enchâssé dans un contexte objectivement universel». Ainsi, pour Habermas, dans le processus de discussion, il y a nécessaire intrication et dialogue entre justice et solidarité.
Cette réflexion éthique notamment «portée» par le lien à l’autre et l’appartenance au contexte nous ramène au concept de reliance décrit par E. Morin : «Tout acte éthique est en fait acte de reliance. Plus nous sommes autonomes et responsables, plus nous devons assumer l’incertitude et l’inquiétude, plus nous avons besoin de reliance.»6
L’appartenance au contexte commun, et la participation à une discussion libre, deviennent donc, par le jeu de l’identification à l’autre, la voie pour une décision éthique : «Sans la liberté illimitée de la prise de position individuelle à l’égard de prétentions à la validité critiquable, un consentement effectivement obtenu ne peut pas être réellement universel ; sans que la solidarité requise pour que chacun puisse se mettre dans la position de l’autre, on ne pourra même pas s’engager dans une solution méritant un consentement universel.»
La discussion, pour être fertile, impose cependant un positionnement particulier de chacun à l’intérieur du groupe : Habermas parle d’une «empathie solidaire de chacun pour la position de tous les autres, sinon le consensus est impossible.»
On rejoint l’éthique de résistance, la coopération conflictuelle et la re-connaissance déjà évoquées précédemment lorsque l’auteur propose que : «Dès lors que l’autre surgit en tant que vis-à-vis réel, avec sa volonté propre et non substituable, de nouveaux problèmes se posent. A ces conditions de la formation collective de la volonté appartient en premier lieu cette réalité de la volonté étrangère» ou encore «Ce n’est que dans la libération radicale des histoires de vie individuelles et des formes de vie particulières que s’affirme l’universalisme de l’égal respect pour chacun et de la solidarité avec tout ce qui porte visage humain.»
Notons également que Habermas insiste, comme d’autres auteurs, sur l’importance du travail personnel. En effet, «Une compréhension de soi approfondie modifie les attitudes qui portent, ou du moins impliquent, un projet de vie à teneur normative». Ce travail sur soi est partie intégrante de la formation en psychiatrie, peut-être est-ce encore là une intuition ou une prédisposition éthique de notre discipline qui vise à la reconnaissance de l’homme dans tous ses états.
La discussion au sein de l’équipe soignante à l’hôpital est l’un des moteurs puissants du soin et de la possibilité d’accueillir et de reconnaître le patient, dans tous ses états.
Il s’agit pourtant d’un processus exigeant, qui nécessite empathie et respect au sein du groupe de soignants, dans un esprit de coopération conflictuelle féconde. Il s’agit de libérer la parole, de créer le temps de l’échange, et de favoriser la diversité des points de vue, dans un endroit hiérarchisé où le temps manque et où l’on tend vers l’uniformisation des pratiques.
C’est donc une éthique en tension, une éthique de résistance, qui doit trouver, au sein d’espaces de discussions défendus, la possibilité de s’exprimer. C’est la condition de la mise en sens des difficultés du patient, de la ré-historicisation de son parcours, de la ré-appropriation de son discours, grâce à l’équipe qui accueille la crise et la rupture et qui retisse le lien du patient à sa communauté et à son histoire, en tolérant et en acceptant de ne pas tout comprendre.
«Respecter les positions d’autrui, et singulièrement celles de chaque patient, non seulement du point de vue de la stratégie thérapeutique – qui veut que l’on suspende tout jugement sur les conduites du patient (…) – mais aussi, foncièrement, en admettant sans verdict, les attitudes ou les solutions pragmatiques plus ou moins «anormales» trouvées par le patient pour aménager sa vie ou ce moment-là de sa vie.» Paul Denis.9
J. Habermas nous décrit les conditions «idéales» requises pour mener une discussion visant à l’établissement de principes de justice pour une vie en commun. Dans les situations concrètes à l’hôpital, de multiples tensions et complexités entrent en jeu dans les processus de discussion au sein de l’équipe soignante, mettant notamment à mal les principes de liberté de parole et d’égalité des participants décrits par Habermas. La question des luttes de pouvoir au sein de l’équipe lors de l’argumentation, de l’importance de la rhétorique et de l’accessibilité au langage, du lien entre psychopathologie du patient et fonctionnement de la discussion dans l’équipe, ainsi que des modalités pratiques de l’organisation de ces discussions, sont autant de pistes intéressantes pour continuer l’exploration des voies de cette métabolisation thérapeutique.