Pour comprendre l’époque moderne, en particulier l’espèce de trouble diffus qu’elle étend sur la réalité, il faut s’intéresser à ses soubassements et ses non-dits, à ce qui s’organise sous la ligne d’apparence, dans l’indivisibilité de ses mécanismes profonds. Nous pouvons certes observer le spectacle du monde, déceler quelques ficelles qui mobilisent le décor et nous amuser des artifices déployés. Mais ce spectacle lui-même ne fait que cacher le véritable leurre. La question de la réalité se pose à un niveau inférieur.
Prenez l’affaire Volkswagen. A la suite de décennies d’intenses négociations, où les lobbies ont brandi quantité d’objections, les Etats ont imposé des normes antipollution contraignantes aux constructeurs automobiles. Certes, l’impact sur la santé de la population et l’environnement aurait mérité un processus plus rapide et moins timide. Mais enfin, soutenues par de multiples incitatifs économiques, les normes semblaient faire progresser la bonne cause. Cela, c’était pour l’apparence. Car la réalité, c’est que, mobilisée par ce théâtre, l’opinion publique n’a pas compris que les normes elles-mêmes n’étaient qu’un faux-nez posé sur le visage de la mobilité verte. Comment doit se mesurer ce qu’on impose ? Voilà la question que le théâtre avait décidé de ne pas aborder. Ça a marché durant des années. Les dirigeants de VW ont même pensé que, grâce à son système de tricherie ultrasophistiqué, ça marcherait jusqu’à l’obsolescence de leurs véhicules (les gens sont tellement bêtes, voyez-vous). Ce système ne faisait pas dans le détail : millions de véhicules truqués, dépassements de normes non d’une poignée de pourcents, mais de 10 à 40 fois. Le raisonnement était peut-être que, plus le bidonnage est gros, moins il se voit. Quant aux autres marques, si elles n’ont pas triché aussi franchement (ce qui reste à prouver), toutes, affirment les spécialistes, «jouent» le système des tests d’homologation : ce qu’elles cherchent à diminuer, ce n’est pas la réalité de la pollution dans l’usage quotidien, mais celle mesurée par les autorités de régulation.
De la tricherie industrielle en mode faux-semblant, le monde automobile n’a de loin pas le monopole. En médecine aussi, par exemple, se trouve un système de données à double fond. Aucune norme antipollution, bien sûr, dans son domaine, mais une sorte d’équivalent quand même, sous forme de règles établies au service du bien commun. L’evidence-based medicine (EBM) en est le meilleur exemple. Sa tâche consiste à mettre de l’ordre dans le savoir médical, tout en déjouant les tentatives de manipulation par des groupes d’intérêt. Mais elle doit affronter un problème identique à celui des Etats face aux fabricants de voitures : les données sur lesquelles EBM se fonde – les études publiées – ne sont pas en prise directe avec la réalité, celle de la clinique, émergeant de chaque patient. En médecine également, un monde grouille sous la surface : certains acteurs manipulent les données qui seront ensuite livrées pour vraies au travail d’EBM.
De temps en temps une porte s’ouvre et laisse entrevoir la supercherie. La semaine dernière, c’était l’histoire de l’«étude 329». Menée dans les années 90 chez des adolescents souffrant de dépression, cette étude était la première à montrer un lien entre deux antidépresseurs – la paroxetine et l’imipramine – et un comportement suicidaire. Mais GSK, l’entreprise pharma qui produisait la molécule et organisait l’étude, n’en a rien révélé. Les auteurs de la publication de l’étude 329 ont même osé affirmer que la paroxetine était «généralement bien tolérée et efficace». Ce qui, en langage marketing de GSK, est devenu : «remarquablement efficace et sûr». L’entreprise s’est certes retenue de demander une extension de l’indication de la paroxetine aux adolescents dépressifs. Pourquoi l’auraitelle fait, d’ailleurs ? Des millions s’en sont malgré tout fait prescrire off-label. Ce n’est que plus tard, pressé par plusieurs procès – des adultes étant devenus violents ou suicidaires après avoir pris de la paroxetine – que GSK a transmis le rapport de l’étude montrant que les adolescents traités présentaient un taux de comportements auto-agressifs ou suicidaires plus élevé que ceux sous placebo.
De son propre chef (et en cela à son honneur), GSK a livré non seulement les rapports d’études que demandait la justice, mais l’ensemble des données brutes (raw data) de cette étude. Et que montrent ces données ? Selon un article publié la semaine dernière par le BMJ,1 qui s’est penché sur elles avec un soin d’archéologue, il s’avère non seulement que «des effets adverses sérieux, sévères et des suicides» avaient été cachés, mais surtout qu’il n’existe «aucun avantage de la paroxetine ou de l’imipramine sur le placebo». Bref, zéro efficacité mais lourds effets secondaires.
Que l’industrie ait manigancé pour que les résultats de cette étude restent dans le monde invisible, c’est une chose, grave mais compréhensible. Mais comment se fait-il que les investigateurs aient laissé faire ? Ils étaient 22 à cosigner un papier qui l’édulcorait et à accepter que ce soit un auteur payé par l’industrie qui l’écrive. Et, si GSK a dû payer une amende record de 3 milliards de dollars, ces auteurs fantômes n’ont, eux, pas été inquiétés. Pire : jusqu’à maintenant, aucun d’entre eux, «ni l’éditeur du journal, ni les institutions académiques et professionnelles auxquelles ils appartiennent, n’est intervenu pour corriger la publication».2 Tous, ainsi que l’American Academy of Child and Adolescent Psychiatry qui possède le journal, ont choisi l’omerta. Il ne semble pas appartenir à leur culture d’avouer que la négligence, la complaisance, peut-être l’attrait pour l’argent, ont gravement nui à quantité de patients appartenant au groupe qu’ils soignent tous les jours.
L’industrie aime bien mettre en avant sa «social responsability». Mais c’est sur l’éthique que les médecins, eux, font reposer une bonne part de leur autorité, et même de leurs privilèges. L’éthique est d’abord un respect de la réalité. Elle demande de refuser de valider des résultats qu’on ne peut pas contrôler, et de porter sa curiosité jusqu’au monde souterrain où grouillent les conflits d’intérêt. Elle exige surtout d’admettre ses erreurs, toute arrogance étant bannie, lorsqu’il s’avère qu’on s’est fait avoir par des simulacres de recherche.
Bien sûr, le contrôle de la recherche progresse. Dès l’année prochaine, toutes les études cliniques menées dans l’Union européenne devront être enregistrées dans une base de données accessible au public, et les données publiées au plus tard une année après la fin de l’étude. Mais cette exigence ne sera pas rétroactive. A propos de la myriade d’études sur lesquelles la médecine actuelle est fondée, il faudra se contenter d’une naïve confiance. Ensuite, malgré cette mesure, l’industrie pourra encore cacher les résultats négatifs. Parce qu’il ne lui est pas demandé de partager toutes les données. Seulement ce qu’on appelle les «study reports».
Si puissant se montre leur soft power et si efficaces sont leurs leviers économiques que les grandes industries semblent désormais incontrôlables par les Etats. Quelques ONG et de rares médias indépendants s’y risquent encore. Mais avec quels résultats ? Les Etats vont-ils enfin imposer des tests mesurant les émissions des voitures dans des conditions réelles ? Prendront-ils au sérieux la question de l’accès aux données de base de la recherche clinique ? Tout dépendra du courage, de la volonté de savoir et, à la fin, du désir de réalité de nos démocraties.