L’incidence de la fibrillation auriculaire augmente avec l’âge, tout comme le risque d’accident vasculaire cérébral ischémique subséquent. Les chutes sont un problème fréquent dans la population gériatrique et retiennent souvent le clinicien de prescrire le traitement anticoagulant lorsqu’il est indiqué par un score CHA2DS2-VASc égal ou supérieur à 2 points, par crainte de survenue d’une hémorragie intracrânienne. Cet article revoit les données qui évaluent la sécurité du traitement anticoagulant dans cette population. Sur la base de données observationnelles, le risque de chutes ne semble pas être en soi une contre-indication formelle à l’anticoagulation orale.
La fibrillation auriculaire (FA) est le trouble du rythme cardiaque le plus fréquent. Elle touche 4% des personnes de plus de 60 ans, et sa prévalence passe à 10% chez les plus de 85 ans. En Suisse, la FA touche plus de 100 000 personnes. L’anticoagulation orale (ACO) a bien prouvé son efficacité dans la prévention des événements cérébrovasculaires (AVC),1,2 ce qui est d’autant plus important que l’AVC thromboembolique comporte une mortalité double et des séquelles plus importantes en comparaison aux AVC non associés à une FA.3 Toutefois, le désavantage majeur de l’ACO est le risque hémorragique, en particulier intracrânien. L’âge augmente le risque de FA mais aussi celui de chutes, et les chutes à répétition sont un syndrome gériatrique bien connu.4,5 Ainsi, le rapport risques-bénéfices du traitement anticoagulant chez le patient chuteur en FA est débattu. Cet article se propose de passer en revue les risques hémorragiques et les bénéfices d’un traitement anticoagulant dans cette population particulière.
Le score CHA2DS2VASc estime le risque d’AVC chez les patients avec une FA.6 Ce risque est exprimé en taux d’événements par année, en l’absence d’ACO (tableau 1).6 Il est généralement recommandé d’initier une ACO chez les patients avec un score ≥ 2, qui correspond à un risque thromboembolique annuel d’environ 2,2%. De nombreuses revues de pratique ont démontré que les anticoagulants sont largement sous-prescrits, la proportion de patients qui sont privés du bénéfice de ce traitement pouvant aller jusqu’à 50%.7 Les arguments les plus souvent cités pour ne pas prescrire l’ACO sont l’âge et le risque de chutes.8,9 En effet, tout comme la prévalence de la FA, la prévalence des chutes est élevée parmi la population âgée et atteint jusqu’à 30% chez les personnes de plus de 65 ans et 50% chez les plus de 80 ans avec une moyenne de 1,81 chute/année.4,5 Or, force est de constater que la plupart des études évaluant l’efficacité et la sécurité de l’ACO en présence d’une FA ont exclu les patients avec une prédisposition aux chutes. Le risque de chutes doit-il donc influencer la décision de prescrire ou non l’ACO dans la FA ?
La complication la plus redoutée d’une chute est l’hémorragie intracrânienne (HIC). Deux études rétrospectives ont comparé la survenue d’HIC et la mortalité chez des patients âgés de plus de 65 ans hospitalisés suite à une chute, selon la présence d’une ACO ou non. Dans la première, qui a analysé un total de 49 464 patients admis d’âge moyen de 82 ans dont 1511 patients étaient sous ACO (3,2%), l’HIC survenait plus fréquemment chez les patients anticoagulés avec un taux de 8% versus 5,3% (tableau 2).10 L’ACO était associée à une augmentation de 50% de la probabilité de développer une HIC et une augmentation de 57% de la mortalité subséquente. Néanmoins, il n’y avait pas de différence significative au niveau de la mortalité globale parmi les deux groupes.
La seconde a retrouvé parmi 334 960 patients non anticoagulés et 42 913 sous ACO, un taux de HIC de 8,2% sous ACO versus 5,6%.11 Du point de vue de la mortalité, celle-ci était augmentée globalement dans le groupe ACO avec un taux de 5,6% versus 3,1% (tableau 2). La mortalité secondaire à l’HIC constituait environ un tiers, dans le groupe ACO.
D’autres études se sont intéressées aux conséquences hémorragiques des chutes survenant en milieu hospitalier. Dans une étude qui a analysé rétrospectivement 2664 chutes chez 1861 patients hospitalisés, ceux qui étaient anticoagulés avaient un taux absolu moindre d’hémorragies majeures que ceux non anticoagulés (6,2% versus 11,3%), et une chute s’est compliquée par un hématome sous-dural (HSD).12 Dans la même lignée, une autre étude a examiné 400 chutes survenues chez des patients hospitalisés dans un centre de réhabilitation suite à un AVC et n’a pas conclu à un risque augmenté de complications hémorragiques chez les patients anticoagulés.13
En résumé, il semble que l’ACO augmente le risque d’HIC suite à une chute et la mortalité subséquente, mais ces résultats ne sont pas congruents ni confirmés par toutes les études. A noter qu’aucune étude n’est disponible concernant le risque hémorragique en cas de chutes chez les patients anticoagulés avec les anticoagulants non vitamine-K dépendants (NACO), plus récents.
Les études précédentes évaluaient le risque d’HIC exclusivement chez des patients ayant chuté. Une autre façon, plus proche de la décision clinique, d’évaluer le rapport risque-bénéfice de l’ACO chez les patients chuteurs, est de comparer le risque hémorragique chez les patients chuteurs et les patients qui ne font pas de chutes. Ceci a été fait dans une étude suisse prospective qui a évalué si des patients anticoagulés à haut risque de chutes ont un risque d’hémorragie majeure supérieur à celui de patients avec un risque de chutes faible. Cette étude a ainsi suivi 515 patients pendant douze mois.14 L’incidence des hémorragies majeures était basse (7,5 par 100 patients/année), et les hémorragies liées aux chutes rares (0,6 par 100 patients/année) (tableau 3). Un risque de chutes élevé n’était pas statistiquement associé au risque d’hémorragie majeure (hazard ratio : 1,09 ; IC 95% : 0,5-2,2). Les facteurs de risque associés à un taux d’hémorragies plus importantes étaient le nombre de médicaments et le sexe féminin. Ces résultats sont congruents avec une étude rétrospective qui a analysé le suivi pendant douze mois de 90 patients anticoagulés pour une FA.15 Les onze patients qui ont chuté dans l’année n’ont pas eu plus d’hémorragies majeures que les patients qui n’ont pas chuté. Néanmoins, l’échantillon de cette étude est petit.
Man-So-Hing et coll. ont créé un modèle d’analyse décisionnelle dans lequel les taux d’HSD (hématome sous-dural) et d’AVC ischémique sont des variables dans une cohorte hypothétique de personnes âgées avec une FA.16 Pour que l’ACO ne soit plus le traitement préférentiel, le risque relatif d’HSD sous ACO, comparé au non-traitement, devait être 29 fois plus grand que sans traitement anticoagulant. Ainsi, un patient anticoagulé devrait chuter 300 fois/an pour que les risques de l’ACO dépassent les bénéfices escomptés.
Dans une autre étude faite dans un échantillon de près de 20 000 patients avec une FA dont 48% étaient anticoagulés avec un AVK à la sortie de l’hôpital, le risque d’HIC a été comparé en fonction du risque de chutes. Ce risque était augmenté chez les patients à haut risque de chutes (2,8 versus 1,1 HIC/100 patients/année). La prescription d’ACO n’avait pas d’influence sur le risque d’HIC, mais sur la sévérité et donc la mortalité de l’HIC (51% versus 33,6%). Néanmoins, les patients à haut risque de chutes avaient un risque d’AVC ischémique encore plus élevé, avec un taux d’AVC de 13,7 versus 6,9 par 100 patients/année. Chez ces patients ayant un score de CHADS2 ≥ 2, l’utilisation de l’ACO était donc associée avec une diminution de 25% d’une issue composite comportant le risque de mort en dehors de l’hôpital ou d’admission pour un AVC, une hémorragie, ou un infarctus du myocarde.17
La dernière étude a suivi une cohorte prospective de patients adressés aux services de cardiologie de quatre hôpitaux de la vallée de la Loire pour une FA. L’originalité de cette étude est d’avoir comparé les risques d’AVC ischémique et hémorragique, d’hémorragie majeure et de décès chez les patients ayant réellement fait ou non une chute, plutôt qu’entre des patients à risque de chutes.18 Parmi ces 7156 patients, seul un faible pourcentage (1,1%) avait un antécédent de chutes. Un tel antécédent réduisait les chances d’être sous traitement anticoagulant (22% contre 51% des patients n’ayant jamais chuté). Parmi les patients ayant déjà chuté et traités par anticoagulants, tous les risques étaient augmentés, sauf celui d’HIC (tableau 4). A noter toutefois qu’un antécédent de chutes n’augmentait pas le risque d’AVC ischémique chez les patients non anticoagulés.
La majorité de ces études tend à démontrer que le risque de chutes n’est pas associé à un risque plus élevé d’hémorragies. Malgré le fait que certaines études démontrent que le risque de développer une HIC suite à une chute et la mortalité subséquente sont plus élevés en présence d’une ACO, c’est un événement qui reste rare et qui doit être mis en balance avec le bénéfice de prévention des AVC, qui semble lui bien préservé chez les patients chuteurs. La majorité de ces études étant rétrospectives et non randomisées, il est possible que les méthodes d’ajustement statistique n’aient pas permis d’éliminer le biais introduit par la non-mise sous traitement anticoagulant des patients les plus fragiles. Néanmoins, le risque de chutes ne doit pas constituer une contre-indication absolue à l’instauration d’une ACO.
> Le traitement anticoagulant augmente le risque d’hémorragie intracrânienne en cas de chute et la mortalité qui en résulte, mais c’est un événement qui demeure rare
> Le risque d’AVC ischémique est également plus élevé chez les patients chuteurs et dépasse celui d’une hémorragie intracrânienne
> Le risque de chutes ne constitue pas une contre-indication absolue à l’instauration d’une anticoagulation orale
The incidence of atrial fibrillation increases with age as does the risk of subsequent ischemic stroke. Falls are a frequent problem in the geriatric population and often hamper the clinician in prescribing anticoagulants despite an indication based on the CHA2DS2-VASc score for fear of intracranial bleeding. This paper reviews the evidence on the safety of oral anticoagulants in this population. Based on observational data, being at risk for falls does not appear to be an absolute contraindication to oral anticoagulants.