To paint a little thing like that you smeared Carelessly passing with your robes afloat,– Yet do much less, so much less, Someone says, (I know his name, no matter) – so much less ! Well, less is more, Lucrezia : I am judged.
(Robert Browning, 1855)Déjà que je n’ai pas beaucoup de temps dans ma vie, et qu’il faut écrire une Carte Blanche, voilà que la nouvelle version de mon ipad vient de détruire tout mon texte. Une malencontreuse position du doigt sur l’écran et plus rien. La nouvelle version est hypersensible au toucher. D’un autre côté, je me demande si ce n’est pas un coup des Américains et de la NSA. C’est vrai que je venais de dire du mal d’eux et de leur nouvelle métaphore médicale, «less is more», assimilant la médecine à une construction minimaliste. En bref, je disais que je n’aimais pas le dépouillement et que je préférais le baroque à l’architecture moderne. C’est vrai qu’avec ce «less is more», ils veulent élaguer de la médecine tout ce qui n’est pas certitude, pour la rendre pareille à une maison de Mies Van der Rohe, maison carrée, avec des lignes droites et des verticales, juste deux dimensions, l’évidence et l’économie. Je n’aimerais pas habiter dans une telle maison. Et j’avais fait l’effort de belles citations, comme celle de Guillaume d’Ockham, le philosophe qui coupait les fioritures inutiles avec son rasoir. «Pluralitas non est ponenda sine necessitate», disait-il en latin et j’avais même traduit pour les lecteurs : «il ne faut pas utiliser la pluralité sans nécessité». Mais évidemment, ajoutai-je, Ockham vivait au Moyen-Age, quand on pensait que le soleil tournait autour de la Terre, comme aujourd’hui les Américains croient que le monde tourne autour d’eux. Ce n’était pas très gentil, en effet, de ma part et je comprends que la NSA ait profité de ce moment où j’effaçais un passage inutile, pour tout anéantir : less is nothing.
Donc je n’aime pas vraiment l’architecture des lignes droites et je partage le ravissement baroque de la marquise qui discutait avec Fontenelle sur la pluralité des mondes : «il me vient une difficulté sérieuse, disait-elle. Si la Terre tourne, nous changeons d’air à chaque moment et nous respirons toujours celui d’un autre pays». La marquise apprenait à se décentrer et à découvrir d’autres dimensions. On avait trouvé un monde pluriel depuis Colomb et Copernic, où il devenait difficile de couper ce qui dépassait pour se simplifier la vie. Quand aujourd’hui, on me demande davantage que l’économicité et les preuves, par exemple de comprendre le sens d’un symptôme, ou d’écouter un récit, je ne vais tout de même pas me replier dans ma maison de designer zurichois. Non, je revendique ma pensée baroque.
Voilà à peu près ce que j’avais écrit. En substance… J’avais aussi cité le poète anglais Browning qui n’est pas l’inventeur du pistolet (lui, c’est un Américain) mais celui de la formule «less is more», dans son poème sur Andrea del Sarto, où il décrit un peintre de la Renaissance, s’adressant à sa femme Lucrezia, qu’il tente de représenter en dépouillant son art. Celui qui est surnommé le peintre sans faute n’arrivera jamais à rendre l’humanité vivante. Il suivait trop les guidelines de la bonne peinture. En bref c’est ce que disait Browning.
Vous constaterez que j’essaie de reconstituer mon texte, mais c’est évidemment moins bien que l’original détruit. Reconstitution et interprétation sont d’ailleurs peut-être les seules activités utiles d’un habitant de la maison épurée et blanche, pour qu’il soit possible d’y vivre.
Pour terminer, voici ce que je n’avais pas pu écrire dans mon premier texte et que je vais essayer de vous dire en faisant attention à mes doigts. Je préfère à «less is more» le concept de prévention quaternaire qui intègre plusieurs dimensions et qui va plus loin que la simple application répétitive du modèle biomédical, en s’ouvrant à d’autres paradigmes. Il tient compte aussi de la façon dont le patient vit sa maladie (illness) face à la conception du médecin (disease).