Nous entrons progressivement dans un monde où les écrans jouent et joueront un rôle prédominant. C’est une donnée souvent sous-estimée qui concernera plus encore, par définition, les adolescents et les enfants d’aujourd’hui. Qu’en est-il du croisement entre les désordres circadiens du sommeil de l’adolescent et le rôle joué par le «multimédia» ? C’était le thème de l’une des communications de la séance consacrée au sommeil et à la chronobiologie, organisée, il y a quelques jours, par l’Académie nationale française de médecine (cf. Rev Med Suisse 2015;11:2038.)
La communication «Désordre circadien du sommeil de l’adolescent, rôle du multimédia» y a été faite par le Dr Carmen M. Schröder (Service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, Hôpitaux universitaires de Strasbourg ; unité «Lumière, rythmes circadiens, homéostasie du sommeil et neuropsychiatrie», Institut des neurosciences cellulaires et intégratives, Strasbourg).
Les adultes ont généralement oublié que l’adolescence représente une période de vulnérabilité particulière pour les désynchronisations de l’«horloge interne» humaine. Oublié que la puberté s’accompagne d’un décalage significatif de la phase circadienne du sommeil, responsable de difficultés croissantes à l’endormissement ainsi qu’au lever matinal. Les parents d’adolescents savent en revanche que la restriction de sommeil durant la semaine est généralement compensée le week-end, notamment par un lever très tardif – ce qui majore encore le décalage des horaires de coucher à la fin du week-end. «La prévalence du syndrome de décalage de phase du sommeil est alors élevée dans cette population, touchant environ 16% des adolescents, rappelle le Dr Schröder. Etant donné que les besoins de sommeil restent stables, ce décalage de la phase circadienne entraîne une privation de sommeil chronique et en conséquence une fatigue, voire une somnolence diurne, mais également des anomalies métaboliques, des troubles neurocognitifs avec baisse des résultats scolaires, ou encore des troubles de l’humeur.»
Il faut aussi prendre en compte la révolution technologique des deux dernières décennies qui a considérablement modifié le comportement des adolescents – à commencer par le temps (parfois considérable) passé devant les écrans. «Le rôle des multimédias dans le désordre circadien à l’adolescence doit être analysé sous plusieurs angles, psychosociologique (renforcement des activités sociales à toute heure) mais aussi psychophysiologique, estime le Dr Schröder. L’utilisation des multimédias s’associe à une exposition à la lumière et celle-ci a des effets très significatifs sur le décalage de phase chez l’adolescent si elle est vespérale ou nocturne, en retardant davantage la phase circadienne du sommeil et en renforçant de ce fait le cercle vicieux de la dette chronique du sommeil à l’adolescence.»
Le social jetlag (conflit entre l’horloge sociale et l’horloge biologique) que connaissent un grand nombre d’adolescents (fatigue, somnolence diurne, réduction des performances cognitives, troubles métaboliques avec surcharge pondérale) peut être associé à une plus grande utilisation d’alcool, de nicotine et de caféine, ainsi qu’à un risque accru de troubles de l’humeur – notamment des troubles dépressifs.
Le trouble du sommeil clinique qui reflète l’ensemble de cette symptomatologie constitue le Syndrome de Retard de Phase du Sommeil (SRPS) qui peut toucher jusqu’à 16% des adolescents. Il est caractérisé par un retard du timing habituel du cycle veille-sommeil de plus de deux heures par rapport à l’horaire conventionnel. Les personnes atteintes de SRPS peuvent présenter une «inertie du sommeil» excessive le matin (c’est-à-dire une extrême difficulté à se réveiller, accompagnée de confusion). Elles peuvent présenter des prévalences plus élevées de troubles psychiatriques (troubles de l’humeur, symptômes dépressifs) et consommer davantage d’alcool, des sédatifs, des hypnotiques (le soir) ou des substances stimulantes (dans la journée) pour soulager les symptômes d’insomnie et de somnolence diurne excessive. Ce qui perpétue le trouble du sommeil sous-jacent.
«Les adolescents d’aujourd’hui ont grandi dans une ère électronique. Un rapport de la “Fondation pour la Famille” de l’assurance médicale américaine Kaiser estime qu’entre 1999 et 2009 la durée d’exposition des 8-18 ans aux multimédias (télévision, musique/audio, ordinateur, films, jeux vidéos…) est passée de 7h29 à 10h45 par jour, souligne le Dr Schröder. Entre 2004 et 2009, on voit surtout une augmentation très importante de l’utilisation des téléphones portables (smartphones). En 2009, 84% des adolescents ont un accès internet à la maison, 59% en wifi et 33% dans leur chambre à coucher. En 2013, plus de 80% des adolescents américains possèdent un compte facebook. Nous sommes témoins d’une véritable révolution technologique et face à une génération d’adolescents ultra-connectés, en permanence.»
Quelles sont les répercussions sur le sommeil de cette révolution que constitue l’usage du «multimédia» ? L’utilisation de la télévision ou de l’ordinateur dans la chambre est, mécaniquement, associée à des horaires de coucher plus tardifs, à des latences d’endormissement allongées, à des horaires de réveil plus tardifs le week-end ou encore à une augmentation de la somnolence diurne. Dans le cadre de la 15e journée du sommeil organisée en mars 2015, le «Réseau Morphée» (réseau français consacré à la prise en charge des troubles du sommeil : www.reseau-morphee.fr/) a présenté les résultats d’une étude menée dans l’année scolaire 2013-2014 auprès de collégiens de la région Ile-de-France : 33% des adolescents passaient plus d’une heure sur un écran après le dîner, essentiellement sur les ordinateurs et les smartphones. 15% envoyaient des SMS (et 11% se connectaient aux réseaux sociaux) au cours de la nuit. Pour 30% des adolescents, le lever était extrêmement difficile le matin, et 23% se disaient somnolents ou déclaraient s’endormir en classe.
Au-delà de ces aspects, l’utilisation des multimédias conduit aussi à une exposition aberrante à la lumière, explique le Dr Schröder. Or la lumière est le plus important des synchronisateurs externes (ou Zeitgeber) chez l’homme et permet un entraînement des horloges circadiennes. L’impact de la lumière sur le système circadien dépend également de son spectre. «Jusqu’au début des années 2000, les fonctions non visuelles de la lumière étaient sous-estimées. Avec la découverte de la mélanopsine, un photopigment rétinien localisé dans un sous-groupe de cellules ganglionnaires intrinsèquement photosensibles, un nouvel axe de recherche s’est développé pour analyser le relais de l’information sur l’intensité de la lumière ambiante à des structures impliquées dans la régulation du sommeil, de la veille et des rythmes circadiens. C’est ce système qui est en grande partie impliqué dans les effets de la lumière sur le décalage de la phase circadienne. La mélanopsine ayant son peak de sensibilité à la lumière à 460-480 nm, les fonctions physiologiques dépendant de ce système sont particulièrement sensibles à la lumière enrichie en bleu.»
Quelles seraient de possibles actions face au désordre circadien du sommeil à l’adolescence, et à la privation chronique de sommeil qui en résulte ? Pour le Dr Schröder, une mesure (proposée par de nombreux cliniciens-chercheurs en chronobiologie) serait d’adapter le rythme social au rythme biologique – avec un changement des horaires d’école pour débuter la journée scolaire plus tardivement et diminuer le social jetlag à cet âge. D’autres approches visent à prévenir l’effet néfaste de la lumière aberrante sur la vigilance et le système circadien, notamment en filtrant le spectre bleu de la lumière le soir – et ce via le port de lunettes spécifiques.
Le futur ? Pour cette spécialiste, il réside «dans la création de systèmes d’illumination dynamiques permettant de moduler non seulement le spectre de la lumière émanant des écrans mais aussi plus globalement la lumière artificielle afin qu’elle corresponde à chaque moment de la journée aux besoins circadiens spécifiques des adolescents». Elle ne nous donne toutefois aucune date quant à l’avènement de ces futurs écrans.
(Fin)