Accompagner nos patients dans la dernière étape de leur vie est l’une des tâches nobles pour les médecins de famille. Nous sommes plus ou moins formés et préparés pour cette situation, mais la grande majorité d’entre nous l’accepte volontiers. Selon différents sondages, une majorité de la population désire aussi pouvoir mourir à la maison.
Mais ce désir correspond-il vraiment à la réalité, et représente-t-il toujours la meilleure attitude ? La lecture d’un récent article du British Medical Journal1 a réveillé des questions que je me pose depuis un moment. Quand je fais le bilan de mon activité de médecin de famille, il n’y a pas eu plus de cinq ou six patients que j’ai vraiment pu accompagner à la maison jusqu’à la mort. Cela tient à différents facteurs, entre autres à ma situation de médecin de ville (ou plutôt de banlieue). Le lien avec le «chez soi» est éventuellement moins fort, les structures familiales sont moins bien conservées, l’accès aux institutions est plus facile.
Evidemment, il y a eu des patients qui m’ont exprimé le désir de pouvoir rester chez eux, moins en évoquant déjà la mort, qu’avec l’idée d’y vivre la période de la fin de leur vie. C’était une demande facile à accepter, mais rarement réaliste. Nous avons organisé un réseau de soins à domicile, les infirmières du CMS, la famille, parfois l’équipe mobile de soins palliatifs et éventuellement des gardes additionnelles. Mais fréquemment il y a eu des pannes dans ce montage, une dégradation aiguë amenant à une hospitalisation d’urgence (malgré la décision mutuelle anticipée de vouloir rester à la maison…), les souffrances impossibles à soulager à la maison (la dyspnée, la douleur, la solitude), ou l’épuisement de toute une équipe sur la durée, malgré la mobilisation de toutes les ressources possibles…
Alors est arrivé ce qu’ils n’ont pas voulu, contre quoi ils ont essayé de se protéger : ils ont été déplacés en urgence et sont arrivés dans ces institutions inconnues, avec de nouveaux soignants, dans un hôpital, une institution de soins palliatifs, un EMS. Ils ont été pris en charge, certainement bien traités, mais je ne suis pas sûr qu’ils aient reçu ce dont ils avaient besoin. Ils ont moins souffert, mais ils ont dû finir leur vie hors de leur cadre familier. Peut-être l’ont-ils vécu comme un dernier échec ; l’équipe qui s’est engagée à les garder à la maison l’a certainement ressenti comme cela.
Mais il y a aussi des situations plus dramatiques: plusieurs fois j’ai reçu en consultation des proches de personnes âgées, en fin de vie, auxquelles ils ont dû promettre solennellement de les garder à la maison à tout prix. Ils s’y sont engagés de bon gré, mais avec le temps la tâche est devenue trop lourde. Comment gérer cet engagement moral ? Plus d’une fois j’ai dû user de mon autorité médicale pour permettre une solution pour ces proches sans trop charger leur conscience.
Pouvoir mourir à la maison est un rêve compréhensible, mais aujourd’hui il me semble justifié de penser à d’autres solutions, comme le suggère l’auteure de l’article du BMJ. Nous devons développer des lieux d’accueil, adaptés à tous les degrés de besoin, de confort et de thérapie, avec les compétences nécessaires et avec des modalités de transition facilitées. L’excellence de l’art médical se mesure aussi à sa capacité d’abstention le moment venu.