Soixante-cinq étudiants de la Haute école de gestion de Genève ont participé récemment à un exercice prospectif et se sont efforcés de balayer le champ des futurs possibles du système de santé à l’ère du tout-technologique. Les résultats préliminaires de cette réflexion collaborative tendent à indiquer que les technologies mobiles de santé pourraient permettre de transformer chaque individu en acteur de sa santé et de son bien-être. Chacun serait de surcroît épaulé par un coach numérique (qui pourrait être le médecin généraliste), capable d’interpréter les données collectées au quotidien et d’orienter au mieux le patient. Dans le même temps, les technologies mobiles de santé pourraient favoriser le développement de nouvelles tensions sociales entre individus plus ou moins impliqués dans le maintien de leur santé et de leur bien-être.
Le système de santé est malmené par plusieurs tendances sociales lourdes de conséquences telles que le vieillissement de la population ou la pénurie de personnel soignant. Dans le même temps, les technologies mobiles et autres applications de santé envahissent nos smartphones et bientôt notre corps. Aujourd’hui, leurs chantres nous promettent grâce à elles bien-être et santé.1 Demain, ce sont les limites physiques et cognitives que les transhumanistes entendent repousser grâce à une intégration homme-machine toujours plus avancée.2 Sommes-nous dès lors à l’aube d’une nouvelle révolution sanitaire ? Ou bien s’agit-il plutôt d’une simple émanation du «solutionnisme technologique», discours dominant, porté par plusieurs entreprises de la Silicon Valley et qui vise à convaincre du pouvoir salvateur des nouvelles technologies dans tous les compartiments de notre vie ?3
Afin de mieux cerner les implications et les conséquences du développement rapide des technologies mobiles de santé, il est nécessaire de voir loin, de voir large, d’analyser en profondeur, de prendre des risques et de penser à l’Homme, ainsi que nous encourage à le faire, à l’aube de temps incertains, Gaston Berger, fondateur de l’école française de prospective.4
La prospective est véritablement instituée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Le monde est alors entré dans une ère d’incertitude sans précédent et les méthodes classiques d’anticipation et d’aide à la décision montrent leurs limites aussi bien en Europe qu’en Amérique du Nord. Si la prospective s’est d’abord développée – sous des formes différentes – en France6 et aux Etats-Unis,7 elle trouve désormais de nombreux relais en Suisse notamment sous l’égide de la Confédération. Tous les quatre ans, l’état-major de prospective de l’administration fédérale élabore ainsi une vue d’ensemble des principaux thèmes déterminants pour la future politique fédérale.8
Parmi les outils du prospectiviste, la construction de scénarios nous intéresse tout particulièrement car elle vise à faire émerger les conséquences sociales d’un ou plusieurs changements (politiques, économiques, sociaux, technologiques, environnementaux, légaux, etc.) subis par le système étudié (dans notre cas, le système de santé à l’ère du tout-technologique).
La littérature scientifique recèle de nombreux exemples d’applications de démarches prospectives à l’analyse de systèmes de santé. Dès 1995, un numéro spécial de la revue spécialisée Futures rendait compte d’initiatives locales, régionales et internationales dans le domaine.9 Rares sont néanmoins les exemples d’expériences mêlant prospectivistes, experts en santé et simples citoyens.
Au cours du semestre d’automne 2014, 65 étudiant(e)s en dernière année de Bachelor of Science en économie d’entreprise à la Haute école de gestion de Genève ont pris part au cours de prospective stratégique.10
Les étudiants ont tout d’abord reçu une introduction générale à la prospective stratégique11 suivie d’une formation pratique plus approfondie aux techniques d’analyse structurelle12 et de construction de scénarios.13 En outre, quatre experts externes sont intervenus afin de sensibiliser les étudiants aux technologies médicales émergentes,14 au système et à la politique cantonaux de santé à Genève et aux travaux conduits par l’organe de prospective du canton de Vaud.15
Afin d’analyser plusieurs aspects complémentaires et indissociables du système de santé à Genève, les étudiants, répartis en groupes de 3-4, ont mené leur analyse structurelle en choisissant parmi cinq thèmes proposés en accord avec le Département de la santé : a) la consultation chez le médecin généraliste, b) la visite chez le pharmacien, c) le quantified self,16 d) les soins et le maintien à domicile et e) l’assurance-maladie.
Les travaux conduits par les étudiants ont été inscrits dans un horizon à long terme (2024) afin d’autoriser à d’hypothétiques changements structurels de se déployer, tout particulièrement dans le domaine de la santé où les évolutions systémiques sont notoirement lentes à prendre place.
Chaque groupe d’étudiants a rédigé un rapport d’analyse prospective et présenté trois scénarios alternatifs pour le thème retenu en s’inspirant du format utilisé dans le document Vaud 2030.15 On retrouve ainsi dans chaque rapport : les définitions des termes-clés utilisés dans les trois scénarios ; les indicateurs-clés susceptibles d’être suivis par les élus, fonctionnaires, universitaires, entrepreneurs, etc., afin d’évaluer le potentiel de réalisation d’un scénario en particulier ; une rétrospective ou description des évolutions récentes du thème abordé ; les variables-clés (méga-tendances, points d’inflexion et signaux faibles) propres au thème retenu et susceptibles d’avoir un impact sur son évolution future ; enfin, trois scénarios (deux contrastés et un médian) permettant de balayer le champ des futurs possibles pour le thème étudié.
Les étudiants ont reconnu quasi unanimement la densification des liens numériques qui relient entre eux les individus. Couplé à de tels liens numériques, l’autodiagnostic pourrait devenir alors un point d’entrée privilégié dans le système de santé. Il permettrait en effet de mettre directement en relation, en fonction des éléments diagnostiques obtenus, le patient et le professionnel de santé (médecin généraliste, médecin spécialiste, professionnel paramédical, etc.) le plus apte à l’accompagner. Dans le même temps, l’autodiagnostic pourrait par contre conduire plutôt à l’automédication, détournant ainsi le patient du système de santé.
Tandis que les individus sont de plus en plus connectés, la vie (individuelle et en société) est quant à elle de plus en plus active et stressante. Si le déploiement à grande échelle des technologies mobiles a peut-être contribué à l’avènement d’une telle société, il est intéressant de remarquer, comme nous le verrons plus loin, qu’il peut paradoxalement contribuer à promouvoir la conscience de son bien-être et la prise en charge de sa santé.
L’avenir du médecin généraliste apparaît incertain et les résultats préliminaires issus des travaux des étudiants peuvent donner lieu à des interprétations contradictoires. Il ne semble par exemple pas évident que la pénurie de médecins généralistes doive faire l’objet d’une action prioritaire de la part des autorités publiques et déclencher une réflexion autour des effectifs d’étudiants en faculté de médecine. Le mode de vie hyperactif pourrait de toute façon interdire les consultations régulières auprès d’un effectif quand bien même renforcé de médecins généralistes. Par contre, il pourrait être intéressant de former ces derniers ou bien de nouveaux professionnels de santé à un rôle nouveau de coach numérique dont la mission serait d’assister les patients dans leur utilisation au quotidien des technologies mobiles de santé (objets connectés et applications pour smartphones). Dans un premier temps, les coaches numériques pourraient être chargés d’assister certains patients atteints de maladies chroniques dans la collecte de données susceptibles de les renseigner en temps réel sur leur état de santé. On pourrait imaginer en particulier chez les patients non observants17 qu’un échange régulier avec un coach numérique, informé de l’état du patient grâce aux données collectées, pourrait permettre une plus grande efficacité thérapeutique grâce à une meilleure observance. Si les coûts associés à la mise en place d’une telle structure de suivi seraient incontestablement élevés, le bénéfice médico-économique attendu pourrait bien être encore plus important compte tenu de la prévalence des maladies chroniques dont la prise en charge pourrait être améliorée de manière significative (diabète, hypertension, asthme, etc.) et de l’ampleur de la non-observance constatée chez les patients affectés par de telles maladies.
Les technologies mobiles de santé pourraient également avoir des conséquences sociales importantes en contribuant notamment à accentuer la perception de sa santé comme un capital qu’il faut entretenir18 et dans le même temps à ostraciser celles et ceux qui rechigneraient à prendre en charge leur capital santé. La hausse continue des primes d’assurance, combinée à la volonté de certains d’investir dans un mode de vie sain et une activité physique régulière, mesurés en continu grâce aux technologies mobiles de santé, pourrait inciter un petit nombre d’early adopters à militer pour le droit à l’auto-assurance au sein d’une communauté d’individus soucieux de leur santé.
Si nous avons entrevu le potentiel de la démarche prospective dans l’identification des variables-clés susceptibles d’influer sur les futurs possibles du système de santé, l’«indiscipline intellectuelle» pourrait également se révéler un formidable outil de démocratie directe. Accessible à une population de non-experts (ici des étudiants généralistes), la démarche prospective est susceptible de permettre aux citoyens de prendre part encore plus pleinement aux débats puis aux décisions qui concernent les choix et les orientations de société tels que le système de santé. Ainsi devenus cocréateurs de futurs souhaitables, les citoyens se les approprieront et deviendront plus naturellement et plus pleinement acteurs de leur réalisation. A côté des initiatives populaires, pareilles démarches prospectives collaboratives permettraient aux citoyens non plus seulement d’autoriser leurs représentants à réformer le système de santé, mais bien d’instruire eux-mêmes ses enjeux majeurs et de proposer, ensemble, des pistes de réforme.