Rien de plus beau que la vérité, sinon une autopsie joliment racontée. Mais la beauté suppose ici, comme souvent, de ne pas perdre la mémoire. La nécropsie de Beethoven fut pratiquée à son domicile de la Schwarzspanierhaus, à Vienne, le mardi matin 27 mars 1827 par le docteur Johann Wagner ; était également présent le docteur Andreas Wawruch, son médecin traitant. Le protocole de la vérification anatomique a été rédigé en latin. Durant de très nombreuses années, l’original de ce précieux document fut considéré comme perdu. Puis il fut retrouvé en 1970 par le docteur Karl Portele, enfoui dans des documents à l’Institut d’anatomie pathologique de l’Université de Vienne.
Ce document donna lieu à de très nombreuses traductions et interprétations. Il est au cœur de l’ouvrage 1 que vient de consacrer à ce génie Jean-Louis Michaux, médecin et écrivain, professeur émérite de médecine à l’Université de Louvain. L’auteur nous en donne, après le latin, une version française et consensuelle. Elle commence ainsi : « Le corps du mort était très amaigri spécialement aux extrémités et parsemé de pétéchies noires ; son abdomen était gonflé et tendu par une extrême hydropisie (…) ». Beethoven était mort la veille, à l’âge de 56 ans. Le monde entier sait qu’il souffrait de surdité. On sait moins, en revanche, les souffrances que ce handicap survenu à l’âge de 27 ans, lui fit endurer. L’ouvrage du Dr Michaux reproduit ici l’éclairant et douloureux « testament d’Heiligenstadt ».
« Hommes, ô vous qui me prétendez ou me croyez mélancolique, intraitable ou haineux, comme vous me faites tort. Vous ne connaissez pas le motif secret de ce qui vous semble tel. Mon cœur, depuis l’enfance, et mon esprit étaient tournés vers le doux sentiment de la bienveillance et aux grands actes même, auxquels j’ai toujours été prêt. Mais imaginez seulement que depuis six années je suis dans un état désespéré, que des médecins imbéciles n’ont fait qu’empirer en me berçant d’année en année avec l’espoir mensonger d’une amélioration, pour me laisser finalement la seule perspective d’un mal durable, dont la guérison demandera peut-être des années, à moins qu’elle soit tout à fait impossible.
Né avec un tempérament généreux et ardent, porté même aux distractions de la société, il m’a fallu de bonne heure m’en écarter et mener mon existence solitaire ; et chaque fois que j’ai voulu quand même essayer d’y échapper, oh ! Comme alors durement j’ai été rejeté par l’expérience désolante et réitérée de ma dureté d’oreille ! Je ne pouvais pas dire aux hommes : parlez plus fort, criez car je suis sourd. Hélas ! Comment eût-il été possible que j’avouasse la faiblesse d’un sens qui devait être, chez moi, porté à un degré de perfection plus grand que chez tout autre, un sens que j’avais possédé naguère à sa plus haute perfection ; une perfection que peu de gens de mon métier, assurément n’ont jamais connue. – Non ! Je ne le puis pas ! »
une nécropsie, pour éclairer la pathologie du génie faute de pouvoir en identifier les bases anatomiques
Un aveu qui dit tout de l’enfermement paradoxal du génie. Que nous dit la nécropsie ?
« Le cartilage de l’oreille est apparu grand et formé de manière irrégulière ; la fosse scaphoïde, j’appelle en particulier la conque de cette même fosse, était très vaste et d’une moitié plus profonde que d’habitude ; les différents angles et sinuosités étaient relevés. Le conduit auditif externe est apparu occupé d’écailles de peau brillantes, surtout au voisinage de la membrane cachée du tympan. La trompe d’Eustache était très épaisse, sa membrane muqueuse débordait et était quelque peu rétrécie au voisinage de la partie osseuse. Les cellules visibles du processus du grand mastoïdien qui n’était pas marqué par une incision étaient recouvertes par une membrane muqueuse vascularisée.
Toute la substance de l’os pétreux, partagée par des branches visibles des vaisseaux, a montré de façon égale une même richesse de sang en particulier dans la région de la cochlée, sa membrane du limaçon apparaissant un peu plus rougie. Les nerfs de la face étaient très épais. Les nerfs auditifs, au contraire, étaient plissés et sans moelle. Les artères auditives qui les jouxtaient étaient dilatées plus que la section d’une plume de corbeau et cartilagineuses. Le nerf auditif gauche, de beaucoup plus mince, s’est présenté avec trois fines stries blanches mates, le nerf droit avec une strie blanche plus épaisse à partir de la substance beaucoup plus consistante et vascularisée à ce détour du quatrième ventricule. »
Combien de diagnostics ont été portés, depuis 1827, à la lecture de ces lignes ? Suivent les observations sur les sillons du cerveau (mous et humides, profonds et larges) et le crâne (forte densité). Une nécropsie, en somme, pour éclairer la pathologie du génie faute de pouvoir en identifier les bases anatomiques. Viennent le thorax (état normal) et l’abdomen (rempli de quatre mesures d’un liquide grisâtrement trouble). Puis, enfin, le foie, « réduit à la moitié de son volume » :
« (…) apparaissait semblable à du cuir, compact, de couleur bleue verdâtre et recouvert sur sa substance de nodosités égales au volume d’une fève ; tous ses vaisseaux étaient très étroits, épais et dépourvus de sang. La vésicule biliaire a contenu un liquide sombre de même qu’un nombreux tassement semblable à du gravier. La rate est apparue de plus du double plus grande que la normale, compacte et de couleur noire. De la même façon, le pancréas a semblé plus large et plus compact ; son canal excréteur était ouvert à la section d’une plume d’oie (…). »
Viendront les reins « relâchés dans leur substance » et dont chaque calice était recouvert « d’une concrétion calcaire égale à un pois coupé en son milieu ». En ce triste mois de mars 1827, le docteur Johann Wagner ne conclura pas. Près de deux siècles plus tard, à Louvain, le Dr Michaux reprend le tout, qu’il passe au crible des connaissances modernes et des hypothèses successives. La surdité, bien évidemment, qui n’a cessé d’être une profonde énigme. Mais une surdité qu’il replace dans le contexte général du « dossier Beethoven » et des pistes explorées depuis la mort du génie : la syphilis congénitale ou acquise, la sarcoïdose, la maladie de Crohn ou de Wipple, la conjonctivite et le syndrome du côlon irritable. Sans oublier la cirrhose du foie, manifeste à la nécropsie.
Une étrange coïncidence veut que le terme cirrhose date de 1819 : élaboré à Paris par René Laennec à partir du grec ancien κιρρός « roux-jaunâtre ». Comment, ici, la nommer ? Cirrhose atrophique de Laennec ou cirrhose alcoolique due à l’absorption démesurée et prolongée de boissons alcoolisées ? En toute hypothèse cirrhose fatale pour Beethoven, le tableau final ne laissant guère de doute au Dr Michaux qui reprend les symptômes des derniers mois du génie. Symptômes qui cadrent avec l’aspect microscopique d’un organe ne pouvant plus assurer ses fonctions. Le diagnostic hépatique fut d’ailleurs porté dès 1880 par le docteur Théodore von Frimmel. Reste à conclure sur l’étiologie: partisans de l’alcool versus les tenants du virus de l’hépatite B.
Il faut ici lire l’ouvrage du Dr Michaux pour se faire une idée, sinon une raison. L’alcoolisme chronique cadre-t-il mieux avec le génie romantique naissant ? Que dire d’une époque où les esprits médicaux allemands les plus éclairés pouvaient, en toute impunité, prescrire des punchs glacés ? Une médication terminale qui « occasionna un bien-être éphémère ce qui incita le mourant à en réclamer à quelques reprises ».
Reste Ludwig van Beethoven. Un homme surmontant, à force de volonté, les épreuves d’une vie marquée par une surdité progressive. Un génie célébrant dans sa musique le triomphe de l’héroïsme et de la joie quand il s’enfermait dans une solitude que la médecine de son temps ne pouvait briser.