Comprendre la cause ne signifie pas toujours pouvoir en corriger les effets. Sur ce thème bien dérangeant, le supplément « Cahiers de myologie » de la revue Médecine/Sciences vient de publier un remarquable papier.1 Soit une solide et courageuse réflexion, une analyse lucide qui n’exclut pas des fragments d’autocritique éclairée. Le texte est signé de Jean-Claude Kaplan (Institut Cochin, Faculté de médecine Paris Descartes, Paris). « Au cours des trois dernières décennies, nous avons vécu une véritable explosion des connaissances concernant l’étiologie primaire des maladies monogéniques, écrit celui qui ne craint pas d’apparaître sous les traits d’un dinosaure émérite. En ce qui concerne les maladies neuromusculaires, le premier gène a été identifié en 1986 ; fin 2014, 406 gènes différents étaient recensés. Pourtant, les bénéfices thérapeutiques escomptés se sont longtemps fait attendre. Au moment où ils commencent à être engrangés, et avec un recul de près de trente ans, il est important d’analyser les causes de ce décalage, source d’une légitime impatience de la part des malades, de leurs familles, de leurs médecins. Ce sujet n’a jusqu’à présent donné lieu à aucune réflexion approfondie. Il devrait pourtant intéresser les épistémologistes et les historiens de la médecine. »
Que s’est-il passé ? Soulever cette question conduit à s’interroger sur les limites de la « preuve de concept » – ou POC (de l’anglais : proof of concept). Le français parle aussi, plus joliment, de « démonstration de faisabilité » : la réalisation courte (ou incomplète) d’une certaine méthode ou idée pour démontrer sa faisabilité. C’est sans aucun doute une étape importante et nécessaire. Pour autant, elle ne saurait en rien être suffisante. Or, ces démonstrations de faisabilité ont, depuis un quart de siècle, escorté le décryptage des gènes et de leurs mutations. Jean-Claude Kaplan le dit à sa façon : « En trente ans, les publications apportant la démonstration expérimentale du bien-fondé de telle ou telle hypothèse thérapeutique, découlant directement de la connaissance d’un gène muté, se sont accumulées. Ces preuves de concept sont obtenues d’abord ex vivo dans des cellules en culture, puis in vivo dans des modèles animaux où le défaut biologique est corrigé soit localement, soit dans l’organisme entier. Cette pléthore de publications reflète l’intérêt croissant de la communauté scientifique pour les objectifs thérapeutiques. »
Un fragment d’ADN muté était identifié comme la cause d’une pathologie neuro-musculaire ? La réponse était claire, sinon simple à mettre en œuvre : développer des stratégies de « thérapie génique » ; corriger le défaut grâce au transfert d’ADN codant tout ou partie du gène défectueux – un ADN « enrobé » dans un vecteur viral. C’était trop simple, comme on le sait aujourd’hui et comme nous le rappelle Jean-Claude Kaplan. En privilégiant cette stratégie, les chercheurs n’avaient pas encore conscience de la nature et du nombre des obstacles que cette approche entièrement nouvelle comportait. Au fil des années, la formule simpliste de « gène médicament », proposée dans les années 1990, s’est avérée être, très largement, un leurre. Non, un gène n’est pas un médicament.
Il fallut s’adapter pour contrer les difficultés rencontrées : les stratégies et les cibles thérapeutiques se diversifièrent. C’est ainsi que l’on passa de la thérapie génique (par transfert de gène) aux thérapies post-géniques (interventions au niveau de l’ARN messager (saut d’exon, oligonucléotides antisens, translecture des mutations non-sens). « Parallèlement se sont développées les stratégies de cytogénothérapie où des cellules souches du malade sont d’abord corrigées ex vivo puis réimplantées avec l’espoir d’un repeuplement du tissu cible, explique encore Jean-Claude Kaplan. Enfin, avec un certain retard, et à la lumière de l’effet indéniable de la corticothérapie sur le ralentissement du processus dystrophique dans la myopathie de Duchenne, on s’est orienté vers la recherche de molécules agissant sur les nombreuses cibles périphériques de la cascade physiopathologique. »
La « preuve de concept », et après ? C’est, bien évidemment, la validation clinique avec sa complexité, sa lourdeur, ses indispensables contraintes sous l’œil nécessairement sourcilleux des autorités réglementaires. Là encore il faut écouter Jean-Claude Kaplan et son expérience. « Le processus réclame une organisation multidisciplinaire et des subsides qui dépassent les forces et la compétence de l’équipe qui a produit le POC. Le relais doit être pris soit par les associations de malades, soit par des sociétés privées à capital risque, de type start-up, voire par des firmes pharmaceutiques de stature internationale, dit-il. Au cours de ce parcours, il faudra avoir franchi toutes les étapes de la pharmacovigilance, préparé des lots du produit à administrer conformes à la sécurité sanitaire, et en quantité suffisante, ce qui réclame une expertise particulière et des moyens considérables lorsqu’il s’agit de vecteurs viraux. »
Il faudra aussi des cohortes de volontaires… des outils pour vérifier l’innocuité, évaluer le bénéfice thérapeutique, interpréter la signification statistique des résultats… Tout cela sera coûteux en temps… pour un marché très étroit. D’où les associations de familles concernées… le lobbying pour obtenir des financements supranationaux… Tout cela sans la garantie de l’obtention des résultats attendus… « Au terme de ce parcours d’obstacles, l’attrition est considérable et, jusqu’à présent, dans le domaine des maladies musculaires, on n’a pas encore vu de POC franchir la ligne d’arrivée » reconnaît, lucide, Jean-Claude Kaplan.
Désespérer ? En aucun cas. L’absence de résultats thérapeutiques à court terme ne doit pas masquer le bilan des recherches thérapeutiques des trois décennies écoulées, qu’il s’agisse de l’optimisation des vecteurs viraux ou des progrès dans la manipulation des cellules souches et ceux de la génomique avec l’avènement des techniques de séquençage à haut débit. Il faut aussi compter avec des résultats pour le coup prometteurs dans des affections monogéniques comme certaines immunodéficiences primaires, le syndrome de Wiskott-Aldrich, les adrénoleucodystrophies, l’hémophilie B ou certaines dégénérescences rétiniennes.
Reste, il est vrai, le chapitre des pathologies de la dystrophine, cette très grande protéine de structure, intégrée dans l’architecture interne de la cellule musculaire ; une protéine qui cumule les difficultés. « L’objectif est d’obtenir sa production dans toutes les cellules de la musculature vitale (squelettique, respiratoire, cardiaque) et ceci en quantités stœchiométriques, en administrant le facteur thérapeutique par voie systémique, rappelle Jean-Claude Kaplan. C’est pourquoi les stratégies qui ont aujourd’hui le vent en poupe sont celles où le facteur thérapeutique est capable d’atteindre toutes les cibles : notamment les oligonucléotides antisens, les vecteurs correcteurs de type AAV8 à tropisme musculaire, les cellules souches corrigées ex vivo et possédant un fort pouvoir régénératif ou un avantage sélectif. Il faut y ajouter à présent les molécules diffusibles, qu’elles soient déjà homologuées comme médicaments, ou bien à découvrir grâce à la génomique fonctionnelle. »
Où l’on voit que le recul dans l’analyse rétrospective n’étouffe ni l’espoir ni l’enthousiasme. Sans parler des perspectives chaque jour plus larges, ouvertes par la technique du CRISPR-Cas9 ; une technique qui commence à faire la une de tous les magazines, du moins des magazines anglo-saxons, à commencer par The Economist qui nourrit une véritable passion pour les possibilités d’édition et de relecture du génome humain. Ainsi, en cette fin d’année 2015, on se gardera bien de tomber dans le piège tendu par les défaitistes qui dénoncent on ne sait quelle « imposture de la génomique médicale ». Pour autant, on restera vigilant face aux menaces, toujours plus lourdes, de notre génétique utilisée à des fins eugéniques.