Le Parlement vient de décréter qu’il ne vaut pas la peine de contrôler l’installation des nouveaux médecins en Suisse. Sans le moindre débat. A la droite, désormais largement majoritaire, il a semblé que la restriction à l’installation s’opposait à une politique libérale.
Politique libérale ? Ils manquent d’un minimum de self-critique, nos politiciens. Ils devraient se pencher sur le système qu’ils défendent bec et ongles, celui des caisses maladie. Car enfin, pas besoin d’être un grand économiste pour voir que ce système n’a rien de libéral. Qu’il s’agit au contraire d’un montage parfaitement artificiel et étatique, qui offre une gigantesque rente de situation à quelques entreprises.
Pire encore : si ces entreprises semblent appartenir au monde libéral, ce n’est pas parce qu’elles arrivent à se financer sans l’aide de l’Etat. Non : leur argent vient d’un prélèvement obligatoire. C’est plutôt en raison de leur opacité. Nul n’a le droit de les contrôler d’une manière sérieuse, comme les autres entreprises de service public. Donc, on en déduit qu’il s’agit d’une émanation du marché. Impressionnant paralogisme, que beaucoup de parlementaires feignent de ne pas voir. La réalité est qu’une loi, la LAMal, a créé un ensemble si puissant et si formidablement riche que c’est maintenant lui qui maîtrise le système politique. La créature a pris le dessus sur son créateur.
Mais revenons au vote surprise du Parlement. Aucun débat, donc. Seuls arguments avancés : la clause du besoin ne sert à rien sinon à entraver la concurrence. Que faire, alors, face au problème très concret des médecins étrangers qui se bousculent pour s’installer chez nous ? Pas de réponse. On comprend la surprise de ceux – médecins, soignants, patients, cantons – qui pensaient que la clause du besoin, sans constituer une solution – qui croit encore qu’il existe une « solution » en médecine ? – représente une mesure nécessaire. La réaction, ces jours-ci, des politiciens cantonaux romands, de Pierre-Yves Maillard et Mauro Poggia surtout, avait des accents de colère désemparée. Comment ne pas être troublé devant le fait qu’autant de politiciens aient pu prendre une mesure aussi stupide, dont la seule certitude est qu’elle va entraîner une hausse des primes ?
L’essentiel de cette décision parlementaire, cela a été beaucoup rappelé, se jouait en coulisse. Ce sont les politiciens liges des caisses maladie, payés par elles pour orchestrer la politique nationale du domaine de la santé, qui ont dès les débuts du nouveau Parlement voulu montrer que, désormais, leurs commanditaires étaient les plus forts. Et tant pis si, à cause de cette décision, la médecine se dirige vers une détérioration, un pourrissement par augmentation incontrôlée des médecins. Au contraire, même. Du désordre, les caisses pensent pouvoir faire sortir leur ordre : fin de l’obligation de contracter et contrôle total des comportements et des coûts.
Par le chaos et la surpopulation, le but est de rendre les médecins interchangeables, de contourner le rapport de confiance en médecine et d’en supprimer les aspects culturels. Pour la majorité de notre Parlement, il ne sert à rien de penser la médecine, d’avoir pour elle des projets. A tous ses problèmes la réponse est : davantage de marché. Derrière cette attitude se trouve la croyance que le secteur privé est dans tous les cas mieux géré que le public. Que la concurrence permet d’améliorer l’efficience et de contrôler les coûts. Et que le « choix » par les patients de leur assurance stimule la qualité et l’innovation. Tout cela est faux, évidemment. Comme le rappelle Paul Krugman,1 lorsque les assureurs se trouvent en concurrence, leur intérêt, pour l’emporter sur les autres, n’est pas de produire la meilleure qualité – difficile à évaluer, d’ailleurs – mais de dépenser le moins possible. Si bien que, dans leurs raisonnements, les soins en viennent à être considérés comme des « pertes ». Et que les assureurs consacrent beaucoup de ressources à éviter que des malades soient traités, même lorsqu’ils en ont besoin. « Ce qui signifie, dit Krugman, que les assurances privées dépensent d’une manière générale beaucoup d’argent pour des activités socialement destructrices ».
Krugman conclut : « il existe de nombreux systèmes de santé qui marchent bien » et « ils sont très différents les uns des autres ». Mais une chose leur est commune : aucun ne fonctionne en suivant les principes du libre marché. Peut-être faudrait-il demander à la majorité parlementaire qui a voté pour le « libéralisme » contre la clause du besoin si elle a lu Krugman, Nobel d’économie. Ou si au moins elle s’intéresse à l’expérience des systèmes de santé des autres pays. Peut-être, sinon, a-t-elle un autre projet en tête ? Mais alors, quels en sont les principes ? A quelle culture se rattache-t-il ? La Grande-Bretagne est en train de tenter de libéraliser partiellement son système de santé. Mais elle le fait en ayant auparavant édicté une Constitution, qui lui donne des valeurs et qui sert à critiquer les changements, à déterminer les points à surveiller et à définir ce qu’on peut appeler progrès et ce qui doit être comptabilisé comme régression.
Si la question de l’éthique revêt une grande importance, c’est parce que la médecine est à la veille de fortes turbulences. Elle va devoir reconfigurer en profondeur son organisation et ses relations avec les patients. Les technologies de l’information, le big data et l’intelligence artificielle, mais aussi le vieillissement de la population, demandent des transformations des modèles de soins et de l’économie du système, transformations dont nous ne sommes qu’aux débuts.
N’étant pas impliquées dans les soins et n’ayant jamais développé de réflexion autre que de pur management économique, les caisses n’ont aucune crédibilité pour éclairer et gouverner l’avenir. Les médecins savent soigner, ils ont une longue tradition de déontologie. Il leur reste à définir leur vision pour le monde de demain. Et à le faire avec courage. En sachant que c’est ce courage – forcément une contre-culture, quelque chose qui en beaucoup d’aspects dérange l’économie – qui fera qu’ils sont capables de piloter les changements. Comment, au-delà de l’efficacité croissante, protéger la vulnérabilité, la faiblesse des patients ? De quelle manière construire avec la médecine, et à partir d’elle, un monde commun, un vivre-ensemble qui soit solidaire et source de liberté ?
S’ils veulent s’imposer dans un autre rôle que celui de « fournisseurs de prestations » dans lequel les cantonnent la LAMal et les caisses, les médecins devront mettre la pensée globale au cœur de leur politique.
Mais les choix éthiques ne suffiront pas. L’enjeu du futur est démocratique. Il s’agit que la parole, les idées et les critiques circulent librement, ce qui suppose des institutions ouvertes. Or les caisses maladie sont des boîtes noires, hors de tout contrôle démocratique. Ni leurs comptes – d’une manière significative et non pas juste les quelques chiffres condensés soumis à l’OFSP – ni leurs projets ne sont connus. Elles agissent sous la direction d’un petit groupe fermé de personnes qui donnent des ordres et ne rendent pas de compte.
Si l’ascendant des caisses sur la politique fédérale est préoccupant, ce n’est pas seulement à cause de leur absence de vision pour l’avenir de la médecine. Ni même de leur manière de manifester leur force par le chaos. C’est parce qu’il désigne une faille majeure de notre démocratie, si fière de son fonctionnement, mais tétanisée devant le monstre qu’elle a enfanté.