Alors qu’il savait bien que son destin ne dépasserait pas la durée de son hospitalisation, je crois vraiment que ce sont les infirmiers et les aides-soignants de notre équipe qui sont d’abord parvenus à lui réapprendre le goût de la vie. Sur quelques jours – comme on réapprend à manger aux enfants des famines, comme on réapprend à vivre lorsqu’on a vécu seul trop longtemps – le travail de ces collègues a progressivement permis à notre malade d’oser évoquer son passé pour mieux faire face à sa mort. Et ces choses se sont vraiment passées comme je vous l’écris, comme un homme qui retrouve une respiration psychique plus profonde malgré une affection respiratoire qui va pourtant l’emporter dans les semaines à venir.
Evidemment, elles sont nombreuses les présences qui se sont succédées dans la chambre d’hôpital de ce malade. Je reste toutefois convaincu que, dans de nombreuses situations comme celle-ci, ce sont les attentions les plus concrètes et les plus quotidiennes de nos équipes soignantes qui permettent à ceux qui nous consultent de trouver la force pour ne pas mourir tout de suite. Ceci pour résister à leurs cauchemars intimes, pour ne pas refuser jusqu’au bout ce qui a pourtant été leur vie. Ceci pour leur permettre de ressentir encore un peu de chaleur humaine avant de disparaître.
A l’hôpital comme dans les soins ambulatoires, le travail des infirmiers et des aides-soignants contribue grandement à montrer aux médecins combien le nursing et les soins physiques quotidiens aux malades peuvent participer à tuer ce qui tue autant que les maladies physiques communément traitées dans un service de médecine interne. Les plus débutants de nos médecins découvrent alors combien le manque d’attentions corporelles et le manque de relations appellent souvent la mort aussi efficacement qu’un ultime sepsis ! Ainsi, l’expérience clinique montre combien les informations obtenues par les médecins auprès des aides-soignants constituent des pistes utiles pour s’occuper d’un malade avec pertinence.
Les douleurs de la vie avaient refaçonné notre malade d’une bien curieuse manière. Peu à peu, il racontait qu’il avait perdu sa bonté avec un mélange de résignation et de désespoir, comme un enfant abandonné par ses parents et qui se voit contraint de poursuivre sa route. Plus froid, plus anguleux, ce malade avait également perdu ses rires comme il avait progressivement perdu sa famille, ses amis, son travail, et finalement sa santé. Animé par l’espoir d’une vie plus exaltante et plus libre, il disait volontiers qu’il s’était éloigné de sa vie, qu’il n’était parvenu qu’à vivre une existence faite de misères et de solitude.
Il est fréquent d’observer que les secrets de nos malades ne sont souvent pas si terribles. Pour les personnes qui les apprennent, ces secrets peuvent même être décevants tant ils sont communs, tant ils pourraient être les histoires de tous et de n’importe qui. Mais, si ces dernières sont parfois tellement destructrices, c’est parce qu’elles sont chargées de trop de honte pour être évoquées. Pour les personnes qui les portent, ces histoires sont des fardeaux insupportables et la peur de les révéler est telle qu’elle travestit régulièrement la réalité pour ne pas avoir à les affronter.
Le malade auquel je pense redoutait l’absence de traces qu’il allait laisser dans le monde des vivants. Il aurait souhaité retrouver ses proches pour se faire pardonner ce qu’il appelait ses lâchetés. Il avait besoin de trouver un espace pour dire ses peurs et ses désamours qui l’avaient conduit à se séparer de son ex-conjointe et à s’éloigner de ses deux enfants aujourd’hui adultes. Mais comment faire pour retrouver des bribes de son existence alors que les regrets et la honte le disputent à l’épuisement que l’on ressent lorsqu’on se meurt dans un lit d’hôpital ?
Je fais l’hypothèse que si certain(e)s infirmier(ère)s et certain(e)s aides-soignant(e)s parviennent si bien à aider nos malades en leur permettant de faire refluer leurs sentiments d’impuissance et de déshonneur – en leur permettant de ne pas être trop envahis par l’envie de disparaître sous un ultime tombereau de difficultés comme s’ils s’étaient aventurés sous la benne d’un camion de gravier au moment où il relevait sa plate-forme – c’est parce que ces collègues ne se laissent pas gagner par le rejet, par le dégoût, par l’envie d’abandonner ou par celle de secouer les malades en leur disant en lettres capitales qu’ils devraient se ressaisir.
Millimètre par millimètre, dans l’accompagnement des besoins les plus élémentaires des malades, les infirmier(ère)s et les aidessoignant(e)s participent à la mise en place d’un cadre thérapeutique qui profite largement aux médecins. Naturellement, là ne résident pas leurs seules responsabilités professionnelles mais je tiens à profiter de cette tribune pour écrire combien cette démarche est utile pour briser l’isolement où les malades sont parfois enfermés. Ceci afin de leur permettre de marcher vers la lumière qui leur plaît. Ceci sans que les médecins ne le réalisent toujours.