C’est dans les années 70 que j’ai fait mon apprentissage hospitalier. Pantalon à pattes d’éléphant, sabots aux pieds et barbe de routard. Le cancer impressionnait le jeune médecin que j’étais. Et mon sentiment était que ce simple mot faisait peur à tout le monde. Le mot était évité, au lit du malade comme dans nos bureaux. « Dyscaryocinèse » « Processus mitotique » « Mitose »… Le Professeur qui parlait de « boules » nous semblait bien direct. L’euphémisme était de mise. Gageons que nos mines embarrassées démentaient nos paroles faussement détachées et que notre mystérieux jargon en rajoutait à l’anxiété ambiante.
D’autant plus que chacun, patient avant tout, avait raison d’avoir peur. On criait de douleur dans certaines chambres et ça s’entendait dans les couloirs. Fantassins hospitaliers, nous ne connaissions guère la durée d’action, en générale courte, des antalgiques à disposition. Nous en redoutions le très fantasmé pouvoir addictif. Nous nous transmettions le nom du dernier antalgique parentéral à la mode, espérant qu’il serait plus efficace que le précédant. Pentazocine (Fortalgesic) péthidine (Dolosal), dextromoramide (Palfium)… La bonne vieille morphine administrable per os ou par voie sous-cutanée, à la cinétique bien définie, aux effets secondaires prévisibles était inconnue du bataillon !
Madame X, la trentaine, mère de famille néerlandaise.
Métastases osseuses d’un cancer du sein.
Dernière injection de Dolosal, il y a plus de deux heures.
Elle crie de douleur et réclame une nouvelle dose du médicament.
Derrière sa porte, les docteurs : « Elle y prend goût ! »
Ce souvenir indélébile me glace encore. Nos malades, victimes de cancer avancé et prisonniers de notre incompétence, étaient bien mal traités.
Sans demande ou accord du patient, sans informations des proches, sans concertation d’équipes, oralement transmise, jamais officiellement enseignée, absente des directives imprimées mais inscrite dans les grimoires qui bombaient nos poches de blouse, la recette du cocktail lytique permettait d’en finir quand s’imposait aux docteurs l’évidence que leur lutte était terminée. Lytique pour ne pas dire « mortel », car il y avait de ces mots qu’on ne prononçait pas. Composé d’une double ou triple association de phénothiazines (prométhazine (Phenergan), promazine (Prazine), chlorpromazine (Largactyl)) et d’opiacé (pethidine (Dolosal)) et administré en intraveineux à doses croissantes, il aboutissait au décès.
L’acte, souvent délégué aux infirmières, se faisait discrètement, les salles de bains communes favorisant cette pudeur. Les docteurs condamnaient. Les infirmières exécutaient. L’affaire ne se commentait pas, ni avant ni après. Voilà se qui se cachait dans notre lettre de sortie sous l’expression… « mort paisiblement ». Cette pratique, qui nous conduirait aujourd’hui devant un tribunal, peu de nous en avaient mauvaise conscience. Mais combien d’infirmières, plus profondes et plus sensibles que nous, en ont fait des cauchemars ?
Face à ces insuffisances, il aura fallu une infirmière pour réagir. Pour convaincre que mourir est aussi naturel que naître. Pour prouver que des malades terminaux peuvent terminer leur vie de façon digne par le soulagement de leurs douleurs et de leurs autres symptômes. Pour démontrer qu’une qualité de vie peut être proposée jusqu’aux derniers instants. Pour rappeler que les actes euthanasiques posent problème. Ayant fait le pas de longues études de médecine pour mieux convaincre, elle a, avec la création du St Christopher’s Hospice de Londres en 1967, lancé la culture des soins palliatifs.
L’ouverture du Professeur Jean-Pierre Junod (1930-1985), créateur des institutions gériatriques genevoises dans les années 70 remet le patient au centre des préoccupations médicales. L’expression sonne aujourd’hui comme un slogan ou un cliché. Cependant, à l’époque, vu des services de médecine interne du boulevard de la Cluse, l’Hôpital cantonal apparaissait plutôt comme un temple à la dévotion de la Médecine, les chefs de service, ses grand prêtres, et les patients, alignés dans leur chambre à sept lits, des offrandes à son culte.
En ce qui me concerne, modeste officiant du temple, j’ai été instruit par des pairs, chefs de clinique formés à l’Hôpital de gériatrie : Non, il ne fallait pas forcément « tout » faire. Non, il ne fallait pas décider seul. Oui, il fallait travailler, et avec les infirmières, dans le meilleur intérêt du patient. Oui et encore oui, le traitement de ses douleurs était une priorité. Il y avait des règles à ça. Comme l’échelle de l’OMS réhabilitant le paracétamol et redonnant sa place à la morphine, oubliée de nous et rétablie comme médicament numéro 1 des grandes douleurs nociceptives. Je me rappelle aussi de quelques « entrées » de patients cancéreux avancés ou victimes de maladies neurologiques débilitantes et inguérissables. Le vécu de ses derniers se révélait tellement plus passionnant que leur maladie, autrefois digne de l’intérêt de la Faculté qui maintenant détournait son regard. Une révélation.
Le militantisme, l’énergie, la créativité et le talent du Dr Charles Henri Rapin (1947-2008), élève de J.-P. Junod et leader charismatique de l’équipe du Centre de soins continus de Collonge-Bellerive pendant les années 80 fait de cet hôpital le foyer d’éclosion des soins palliatifs en Suisse romande, qui rayonne bientôt dans tous les pays francophones.
Travaillant, en réhabilitation, sur les hauteurs de Montana, au service d’une population de tous âges, mais en moyenne plus jeune, souffrant souvent de problèmes psychosociaux, ma propre équipe est confrontée à la vague du sida, maladie évolutive et alors mortelle. Nous trouvons donc, dans les congrès et les travaux de C. H. Rapin et de ses collègues, du carburant pour nos propres réflexions et c’est tout naturellement que le soussigné s’intègre, du haut de ses montagnes, dans la culture naissante des soins palliatifs avec un engagement associatif cantonal, national et européen. Au moment où le désormais Professeur C. H. Rapin se concentre sur les soins gériatriques communautaires extrahospitaliers, un intérim de trois ans à la direction médicale du CESCO entre 1993 et 1996 me fait tomber définitivement dans la marmite.
Tous les rouages étaient prêts pour faire de moi, pendant la deuxième partie de mon parcours professionnel, entre 50 ans et l’âge AVS, un médecin de famille pratiquant aussi les soins palliatifs. Avec ce que cela représente d’engagement, de disponibilité et de « care ». Et la promesse de nombreuses rentrées tardives à la maison !
A l’occasion de ce séminaire, je me réjouis de partager avec mes collègues des expériences en ce domaine. Gestion du temps. Valorisation de notre travail et problème de facturation. Organisation de la communication entre intervenants. Dilemmes éthiques. En particulier, la pratique de la sédation terminale par le midazolam (Dormicum) parentéral, en principe réservée à quelques situations exceptionnellement graves et angoissantes, tend à se banaliser. Ne risque-t-on pas, qu’en des mains légères, imprudentes ou peu expérimentées, elle ne vienne ressusciter l’aventure consternante du cocktail lytique ?
Le plaisir que j’éprouve à accepter, maintenant libéré de la charge d’un cabinet et de ses exigences horaires, des missions successives de soins palliatifs à domicile, me pousse à ce plaidoyer : consœurs et confrères qui peut-être craignez le « vide » de la retraite, mettez, pour quelques années encore, votre disponibilité nouvelle et l’expérience de toute une carrière au service des patients les plus malades et les plus vulnérables. Avec leurs proches, avec les autres acteurs des soins à domicile, avec leurs autres médecins parfois moins disponibles, ces patients vous en seront infiniment reconnaissants. Et vous, vous repousserez de quelques années le statut redouté et nostalgique de « has been ».