« Mais je me sentais un goût particulier pour la médecine et Epiphanius avait promis de me l’enseigner.
Je pris donc mon enfant sur mon dos et me mis en route, laissant mon ménage à Bâle. »1
Thomas PlatterAu XVIe siècle, à en croire le parcours de Thomas Platter, la formation médicale relevait d’une initiative individuelle peu commune, particulièrement si l’on était né chevrier valaisan. Plus largement, ses voyages entre l’Allemagne et la Suisse s’inscrivaient dans le sillage de l’idéal de la Renaissance, par les nombreuses rencontres et lectures, ainsi que le foisonnement des domaines étudiés. Dans son récit autobiographique, on note également l’importance des maîtres et de la relation particulière, parfois violente, nouée avec eux.
Si l’on met en regard la formation du médecin aujourd’hui, dans la même Suisse, force est de constater que le paysage a beaucoup changé. Aux critiques récurrentes adressées à une médecine qui aurait perdu son humanité et serait dorénavant centrée exclusivement sur la technique et le calcul des coûts, se surajoute l’inquiétude des étudiants, soucieux avant tout de pouvoir franchir la difficulté d’une première année où le taux d’échecs reste particulièrement élevé. Alors que nous vivons dans une société qui a mis au cœur de sa préoccupation le respect de l’individu (qu’ont justement dû conquérir des hommes comme Thomas Platter), on constate une pression croissante visant à formater la… formation !
Où en sommes-nous aujourd’hui si nous portons attention à la trame générale de la formation du médecin ? Reste-t-il un fil rouge, un processus identifiable, dans une formation où les étudiants sont écartelés entre l’obligation d’acquérir des connaissances objectives toujours plus larges et l’intimation d’une maîtrise toujours plus fine des enjeux de la communication au cœur de la clinique ? L’approche biopsychosociale auraitelle fait long feu, probablement plus pour avoir été mal comprise que pour un défaut intrinsèque ?2
Pourtant, à y regarder de plus près, le souci d’une appréhension exhaustive des dimensions relationnelles et contextuelles de la pratique médicale est dans tous les esprits et s’efforce de répondre aux critiques évoquées plus haut. Cet élan est observable dans de nombreuses facultés de médecine à travers le monde3 et nous proposons d’y réfléchir en partant de l’expérience lausannoise. Depuis plusieurs années, la Faculté de biologie et médecine de Lausanne a développé un enseignement spécifiquement consacré au savoir faire relationnel, sous forme d’entretiens filmés avec des patients simulés, des modules en sciences humaines et sociales obligatoires dès la première année de bachelor ou encore des cours à option riches et variés qui abordent les aspects non biomédicaux de la pratique clinique. En nous attachant à repérer les lignes de force et les limites possibles de cet enseignement, nous réfléchirons à la figure contemporaine du médecin en formation qui s’en dégagerait.
Un module au titre évocateur de « Médecine, Individu, Communauté, Société » occupe une place importante dans la première année du bachelor. Par un enseignement ex-cathedra et des séminaires qui impliquent les étudiants dans un travail en équipe sur plusieurs semaines, la dimension contextuelle de la pratique médicale est fortement soulignée. En première année de master, dans le cadre du module « Compétences cliniques », les étudiants conduisent un entretien (avec un patient simulé) qui est filmé et discuté individuellement avec un tuteur de notre service de psychiatrie de liaison. Il s’agit de former l’étudiant à l’annonce d’un diagnostic et plus largement à la prise en compte des enjeux relationnels à l’annonce d’une mauvaise nouvelle. Enfin, plusieurs modules à option appréhendent la pratique médicale dans des contextes particuliers (vulnérabilité, migration, emprisonnement…) où les repères classiques d’une consultation sont largement brouillés.
De ce bref aperçu, nous pouvons dégager un trait saillant : les étudiants sont amenés précocement à une attitude réflexive sur l’art médical qu’ils sont en train d’apprendre mais ils devront peut-être plus encore faire la preuve qu’ils maîtrisent l’art de la communication.
Le déploiement de ces nouveaux enseignements, de même que leur densité et leur richesse, est un signe encourageant. Nous voudrions pourtant souligner ce qui peut apparaître comme des limites, avec en tête les deux problématiques évoquées en introduction, celle d’une trame cohérente de la formation et celle d’une pression forte pour « tout intégrer ».
Une première interrogation naît du constat que les étudiants seraient meilleurs dans les aspects relationnels au début de leur formation. Leur attention empathique à l’égard des patients s’effilocherait avec le temps.4 Il serait particulièrement important de voir dans quelle mesure cette tendance pourrait être infléchie par les enseignements décrits plus haut. Il y aurait là aussi un indicateur intéressant pour évaluer la pertinence de leur mise en place, même si le lien entre leur contenu et l’empathie peut être discuté, en particulier pour les modules qui visent à contextualiser la pratique de la médecine et non à se préoccuper directement de la relation médecin-patient.
Une deuxième interrogation, liée, porte sur la possibilité même de mesurer l’effet de ces enseignements. N’y a-t-il pas une illusion qui habite notre modernité occidentale, celle de tout penser sur le mode des sciences naturelles,5 quelles que soient les précautions prises et la richesse des méthodologies ? De surcroît, les « communication skills », les modules d’anthropologie, d’histoire ou encore de philosophie ont une finalité pratique en dernier ressort, celle de faire des médecins en formation des acteurs efficaces de la santé. Le risque n’est donc pas loin de voir cette ouverture à ce qui ne se réduit pas au biomédical dans un sens étroit transformée en un processus dont on attendrait des résultats objectifs, mesurables, similaires à ce que fournit le laboratoire de biochimie.
Ces questions épistémologiques ne sont pas sans incidence pratique. Nous touchons une pierre d’achoppement de la formation médicale contemporaine, celle de trouver les indices les plus pertinents pour sanctionner un parcours universitaire qui englobe autant de champs. Les débats qui entourent depuis deux décennies au moins la sélectivité de la première année de médecine sont symptomatiques. A ce titre, il nous paraît bienvenu de ne pas donner des notes à l’occasion de l’entretien filmé et discuté autour de l’annonce d’une mauvaise nouvelle, quelles que puissent être les difficultés repérées chez l’étudiant.
Nous voyons ainsi émerger la tension que nous avons évoquée en titre. Une formation qui se conçoit d’un côté comme un objet identifiable, mesurable et démocratique puisqu’il n’y a ni maître ni élève mais seulement des connaissances qui sont bien ou mal enseignées, de la biologie à la relation médecin-patient. De l’autre côté, une formation qui maintiendra contre vents et marées la conviction que le médecin doit intégrer d’une manière chaque fois unique des connaissances qui sont d’ordres différents. Il y a de ce côté, implicite, la notion d’un parcours hybride, non réductible à des outils qui le quantifieraient et dont la dimension initiatique, celle du « Bildungsroman » ou des pérégrinations de Thomas Platter, révèle une atmosphère plus élitiste que démocratique, plus opaque que transparente, plus mystérieuse que mesurable.
Nous avons choisi de poursuivre cette réflexion en mobilisant l’auteur qui a su éclairer d’une lumière toute particulière les enjeux de la relation médecin-patient, le psychanalyste Michael Balint. Au-delà de la psychanalyse, il a proposé une relecture complète de la relation clinique en médecine et des difficultés qu’elle pouvait présenter. Son approche nous paraît toujours pertinente aujourd’hui, à plus d’un titre et notamment pour la formation.
En premier lieu, la perte constatée d’une spontanéité attentive et créative à l’égard des patients trouve dans sa méthode un antidote précieux. La mise en place régulière d’échanges autour d’une consultation éprouvée comme « tendue, malheureuse ou même désagréable »,6 offre à l’évidence une formation continue de choix et un espace de partage pour des cliniciens parfois cruellement isolés. Les « groupes Balint » offrent l’occasion d’un retour sur soi et sur les enjeux relationnels d’une consultation, entouré de pairs et sous la supervision d’un aîné et d’un psychanalyste.
Au-delà de cet aspect plus connu du dispositif qu’il a proposé, Balint offre une réflexion toujours d’actualité sur l’importance de la « survivance de la relation maître-élève » dans la clinique et de son corrélat, « la collusion de l’anonymat », qui tend à dissoudre des responsabilités trop lourdes rencontrées dans la clinique. Ses critiques précises ne peuvent pas être prises au pied de la lettre, comme si le temps n’avait pas marqué nos institutions et nos représentations sociales, mais rien n’empêche d’y réfléchir à nouveaux frais dans une époque où l’horizontalisation des rapports humains s’est imposée comme une valeur indiscutable (mais néanmoins discutée, comme en témoignent les débats au sujet de la décision partagée). En effet, le risque d’une dilution de la responsabilité n’en aurait que grandi, alors que les figures de domination n’auraient pas disparu mais se seraient déplacées du côté des impératifs financiers et de la rationalisation des soins.
Balint nous offrirait ainsi toujours un lieu où cultiver un sens critique, tout en l’adaptant à des médecins, des malades et des maladies qui changent. Par son insistance à repérer les « tensions inutiles » dans le triangle médecin-spécialiste-patient, il nous pousse à rester vigilants dans un contexte nouveau certes, mais toujours à partir des enjeux pratiques de la clinique.
Pour notre propos, son enseignement resterait une figure (et un dispositif) à distance d’une pédagogie lisse et impersonnelle, mais aussi d’un parcours romantique et glorieusement solitaire.
Au terme de ce bref parcours initié dans le sillage des vagabondages savants de Thomas Platter, quel panorama découvrons-nous ? Un effort considérable a été fourni au cours de la décennie écoulée pour renforcer la dimension humaine et relationnelle au sein des études de médecine. Ce mouvement est à inscrire dans un air du temps, celui d’une société qui veut, plus que jamais peut-être, mettre la singularité de l’individu au centre de ses préoccupations, sans renoncer à la sophistication de la technoscience et à ses procédés mesurables et reproductibles.
Aujourd’hui, le médecin en formation est au cœur de ce double mouvement mais il est aussi lui-même un sujet de cette société, traversé par des attentes variées, complexes, parfois ouvertement paradoxales.7 Il devra acquérir des connaissances étendues, les intégrer dans une perspective ouverte sur un patient chaque fois unique et cela sous le regard d’une société de la performance.8 Son identité professionnelle serait devenue polyphonique au plus haut degré, à l’image de sa formation. Reste à savoir s’il peut encore faire entendre sa propre voix au milieu de tant d’autres. Son aïeul valaisan décrit des conditions de vie qui font froid dans le dos à cinq siècles d’écart. Mais il s’enorgueillissait d’une maîtrise de son destin et de sa carrière que lui envieraient probablement beaucoup de nos jeunes collègues.
Les auteurs n’ont déclaré aucun conflit d’intérêts en relation avec cet article.
▪ Le médecin en tant que personne est un élément essentiel dans le travail clinique qui devrait être pris en compte
▪ Les médecins partagent non seulement des connaissances, mais aussi des valeurs implicites qui orientent leur action, dont l’explicitation est ainsi utile à la pratique
▪ Le médecin, au terme de sa formation, doit aujourd’hui être en mesure de réconcilier des postures en partie contradictoires (formalisation et standardisation des pratiques, capacité de prendre en compte les aspects non biomédicaux de la clinique, dimension existentielle et identitaire d’une carrière médicale)
▪ Les groupes Balint sont une modalité intéressante pour permettre aux cliniciens de prendre conscience de leurs positions personnelle et professionnelle dans la clinique