Comment le clinicien, qu’il soit « psy » ou « non psy », peut-il accéder au monde des représentations de son patient ? Lors d’une consultation ou d’une hospitalisation, le patient amène avec lui ses connaissances concernant son corps et sa maladie. Les représentations se constituent à partir de nos expériences, mais aussi des informations, savoirs, modèles de pensée que nous recevons et transmettons par la tradition, la communication sociale. Aussi est-elle une connaissance socialement élaborée et partagée.1 Qu’il s’agisse des affections aiguës ou chroniques, des syndromes médicalement inexpliqués ou des situations de précarité sociale, le clinicien est confronté au monde méconnu de son patient.2,3 Dans certaines atteintes, la charge affective des narrations peut être empreinte d’une forte tonalité traumatique, ce qui complique parfois la compréhension de l’atteinte et l’empathie.4 Ainsi, la maladie telle qu’elle est traitée par le corps médical ne se confond pas nécessairement avec la maladie vécue par le patient, même si au fond le but ultime de tout clinicien est de comprendre ce dont souffre son patient et d’améliorer sa condition. Cet article propose une démarche utile pour la pratique permettant l’exploration des représentations de la maladie.
Influencée par la psychologie sociale, la psychologie de la santé a beaucoup participé à l’étude des processus psychologiques et comportementaux impliqués dans la santé, la maladie et les modalités d’accès aux soins. Un centre de recherche universitaire mondialement reconnu, le King’s College en Grande-Bretagne, promeut l’investigation des déterminants biopsychosociaux impliqués dans certaines atteintes physiques. Une grande série de travaux de recherche sur les représentations de la maladie physique (illness perceptions) ont été publiés dans la littérature depuis les années 1980.5,6
Ce modèle explore la manière dont un individu perçoit l’atteinte. Il part du principe que les individus construisent des représentations et des connaissances en réponse à une maladie et créent des processus d’ajustement psychologique face à un événement critique ou une menace. Les individus réagissent de manière émotionnelle et les représentations du registre affectif sont également évaluées car elles vont moduler significativement l’adhérence au traitement, la modalité d’expression de la plainte et le type de demande d’aide. Ces représentations incluent les cinq dimensions suivantes : l’identité, la cause, la temporalité, les conséquences, le traitement et le contrôle de la maladie (figure 1).
Le guide ci-après est inspiré d’un questionnaire validé, établi par les chercheurs en psychologie de la santé.7 Il examine par sept questions simples les principales perceptions d’une maladie. Cet outil permet aux cliniciens d’explorer le sens de l’atteinte et les attentes de son patient. Il peut aussi être utilisé pour repérer des composantes psychologiques de l’atteinte (tableau 1).
D’autres courants théoriques ont également rendu compte de l’importance des représentations.8,9 Les conceptions davantage psychanalytiques présentent une vision centrée sur l’exploration des conflits intrapsychiques rendus tangibles par leur mise en lumière dans le cadre de la relation avec le psychothérapeute dans un travail transféro-contre-transférentiel. Parmi la pléthore de modèles psychosomatiques psychanalytiques, deux approches se sont historiquement distinguées : celle de l’Ecole américaine de Chicago (Franz Alexander 1891-1964) qui a cherché à articuler les conflits intrapsychiques et le développement de modifications physiologiques donnant sens aux symptômes et aux maladies dites psychosomatiques tels que l’asthme, l’eczéma ou le côlon irritable. Ces théories sont aujourd’hui remises en question. Elles ont néanmoins mis l’accent sur le lien structurel entre la maladie et l’organisation psychique. L’autre modèle phare est celui de l’Ecole psychosomatique de Paris qui a développé les notions de fonctionnement mental et de mentalisation. Son fondateur Pierre Marty (1918-1993) a eu l’intuition d’un nouveau paradigme : plus la qualité des représentations est riche, moins le « risque » de somatisation est potentiel. Dans cette lignée s’est développé le concept de « pensée opératoire », à savoir la difficulté qu’éprouve le patient à identifier et à décrire ses émotions. C’est-à-dire que ce type de patients présente une difficulté à créer des liens symboliques, des représentations entre la pensée, les affects et l’atteinte somatique. Leur pensée serait concrète et factuelle. Selon cette théorie du psychique, l’exploration des représentations mentales a cherché à mettre des représentations de mots sur les vécus passés ou présents et à créer des liens avec les affects s’appuyant sur la fonction maternelle d’une relation transféro-contre-transférentielle.9
Cette vignette clinique illustre un travail psychothérapeutique réalisé au sein du secteur ambulatoire du Service de psychiatrie de liaison et d’intervention de crise. La patiente est adressée par un gynécologue dans le cadre d’un bilan d’infertilité secondaire depuis 2012.
Il s’agit d’une patiente de 30 ans, caucasienne. Son père aurait souffert de problèmes de santé chronique et sa mère de consommations excessives d’alcool. Elle est arrivée en Suisse pour rejoindre son conjoint. Ils n’ont pas d’enfant. Sur le plan somatique, elle est connue pour un côlon irritable et des intolérances alimentaires.
Sur le plan psychiatrique, un médecin généraliste lui avait prescrit un antidépresseur durant six mois car elle avait développé à dix-huit ans un trouble anxieux survenu suite à son premier rapport sexuel non protégé, qui a provoqué chez elle une peur constante d’être contaminée par une maladie sexuellement transmissible (MST). Sa mère lui aurait dit qu’elle allait en mourir. Cela l’aurait terrorisée et sa famille n’a été d’aucun réconfort. Depuis lors, l’angoisse de la contamination par une MST est associée aux douleurs chroniques localisées dans le bas ventre. Elle dit ne pas faire confiance aux médecins et aurait consulté plus de vingt médecins en neuf ans. Mme accepte un cadre psychothérapeutique à raison d’une séance hebdomadaire. Elle dit d’emblée vouloir différer les traitements d’infertilité et se concentrer sur l’amélioration de sa santé psychique.
Les douleurs pelviennes ont un impact négatif sur la sexualité et elle parle de ses inquiétudes liée à la maternité craignant d’être à son tour maltraitante, comme sa mère l’a été. Elle évoque les relations difficiles avec ses parents, disant qu’après chaque retrouvaille elle se sent anxieuse et triste attestant d’une image d’elle-même qui se fragilise. Elle se rappelle un autre événement traumatique quand elle avait dix-huit ans et qu’elle a retrouvé son père dans un bain de sang. Pour le sauver, elle l’aurait amené aux urgences alors qu’il refusait les soins. Dans les événements relatés, certains apparaissent de qualité traumatique : manifestement le premier rapport sexuel faisant écho avec un sentiment de culpabilité et une angoisse de mort confirmée par la mère et ensuite l’hémorragie du père reliée au même type d’angoisse.
Elle commence chaque séance en parlant des douleurs pelviennes lancinantes depuis cinq ans. Elle décrit des douleurs de type brûlures insidieuses, incontrôlables et rapporte répétitivement sa quête de sens sur leur origine et son sentiment d’impuissance face à la chronicité des symptômes. Elle ne parvient pas à contrôler l’intensité des douleurs qui fluctuent selon le cycle menstruel. Elle exprime des attributions causales expliquant que les douleurs sont devenues plus intenses suite à une intervention gynécologique et au moment où le projet d’avoir des enfants est devenu concret. Elle pense être allergique au sperme de son ami, ce qui causerait selon elle les douleurs pelviennes. Les douleurs ont des conséquences importantes sur son couple car les rapports sexuels sont souvent douloureux. Elle prend des traitements antalgiques de manière irrégulière selon l’intensité de la douleur.
L’exploration des représentations au sein du cadre psychothérapeutique permet de questionner le vécu corporel, les images psychiques et les pensées. Par un processus d’écoute compréhensive et associative, les événements traumatiques du passé sont revisités et mis en lien avec le vécu et les ressentis actuels pour défricher ses représentations et en dégager un sens. Au cours du suivi, un travail mental centré sur une réinterprétation des attributions, l’élucidation des pensées et des résonances internes l’amène à rentrer en contact avec ses affects, impressions et souvenirs. Par un cadre de séances régulières, la patiente peut progressivement mettre des représentations portées par des mots et des images sur les perceptions et sensations corporelles et développer ainsi un fonctionnement mental assoupli et enrichi d’associations d’idées et d’affects. Les images parentales idéalisées dans un premier temps ont pu être critiquées et évoluer vers une vision nuancée et plus adulte des liens. Même si la dynamique de la répétition de la plainte reste centrée sur les douleurs, elle est porteuse d’éléments singuliers et nouveaux du registre émotionnel. Les vécus affectifs sont exprimés de manière plus différenciée, alors qu’au début du suivi la culpabilité et l’anxiété dominaient, et étaient perçus comme envahissants. A l’image d’un papier froissé que l’on déplie, les représentations sont dévoilées et mobilisées au fil de la narration. Par une relecture du sens, les idées récurrentes de la contamination associées aux douleurs et angoisses de mort peuvent par exemple être dissociées de l’idée de la fécondation et de la maternité, porteuses d’un message de vie alors qu’au début du suivi une causalité narrative liait l’une à l’autre. Ce travail de clarification des principales thématiques abordées (les liens parentaux, la sexualité, la contamination, la maternité), mais aussi d’autres diverses représentations que celles liées aux douleurs, tend à amener à un apaisement de l’anxiété et à laisser s’entrouvrir une nouvelle coconstruction narrative perçue comme moins traumatique. Cette vignette fait valoir l’importance d’un travail psychothérapeutique au sein d’un hôpital général et propose un modèle d’écoute de la plainte dans ses dimensions corps-psyché utile pour le soignant « non psy ». Il articule les trois modèles théoriques psychosomatiques présentés plus haut sans développer ici les dimensions transféro-contro-transférentielles au sein de la relation psychotérapeutique.
Le champ des représentations est extrêmement vaste et complexe. Cette démarche d’exploration des représentations de la maladie offre néanmoins un cadre pour les patients et les soignants permettant d’accueillir la maladie dans un nouveau paradigme psychosomatique.6 En légitimant la plainte, elle permet en outre de se mettre d’accord sur ce qui fait souffrir le patient et sur ses attentes. Cette investigation conduit à une ouverture sur l’expérience et sur la manière dont les patients rapportent et communiquent leurs vécus. Les aspects relationnels, narratifs,10,11 et phénoménologiques12 font partie intégrante de l’histoire du sujet et leur prise en considération ne peut qu’améliorer la cohérence des soins. Dans le cadre plus spécifique d’une prise en charge psychothérapeutique, la mobilisation des représentations et des affects constitue un axe central autour duquel s’articulent les objectifs du suivi et l’alliance. Ainsi, l’intégration des représentations de la maladie à la pratique clinique dote le clinicien d’une démarche qui consiste à considérer le patient au centre d’un faisceau de représentations, d’affects et de sens spécifiques liés à la maladie et il lui appartient de révéler la complexité plutôt que de la nier.
L’auteur n’a déclaré aucun conflit d’intérêts en relation avec cet article.
▪ L’approche par les représentations met le patient au centre des soins comme vecteur de sa guérison
▪ L’exploration des représentations de la maladie permet une meilleure compréhension de son patient et de son expérience de sa maladie visant au final à améliorer la cohérence du projet de soins
▪ Un guide de sept questions offre un cadre pour le patient et le clinicien permettant de mettre du sens à la maladie
▪ Dans un cadre psychothérapeutique, les représentations sont également explorées dans la perspective de mettre en lien les événements vécus et les affects et de transformer les événements en expérience