Au-delà de l’émotion, on peut aussi regarder le suicide comme un chapitre du grand livre de la santé publique. En 2012, près de 10 000 personnes se sont suicidées en France métropolitaine – un chiffre à comparer à celui de la mortalité routière : 3426 victimes. « Aussi précis soit-il, ce décompte ne doit pas faire oublier qu’il s’agit là d’une estimation en raison d’erreurs ou d’absence de codage parmi les 558 408 certificats de décès enregistrés cette année-là ; aussi le nombre de suicides se rapproche-t-il plus vraisemblablement des 10 700 décès » écrivent les auteurs du deuxième rapport de l’Observatoire national français des suicides – un rapport qui vient d’être rendu public.1 C’est là un document qui, au-delà des données épidémiologiques, aborde la question du poids des facteurs psychiatriques dans le passage à l’acte suicidaire. Cette approche soulève bien des questions et met à mal la conception du suicide comme étant une pure manifestation du libre arbitre, un thème que les philosophes voudraient cantonner à la philosophie et les sociologues à la sociologie.
« De la préadolescence au grand âge, le suicide concerne l’ensemble de la société même s’il se pose avec plus d’acuité pour les hommes et chez les per-sonnes âgées. Trois morts sur quatre sont masculines, résument les auteurs. Cette surmortalité masculine est présente à tous les âges, bien que davantage marquée entre 25 et 44 ans, période où la part des décès masculins avoisine 80 %. Le taux standardisé de mortalité par suicide s’établit, tous âges confondus, à 16,7 pour 100 000 en France métropolitaine, en 2012. Le taux brut est de 15,3 pour 100 000 habitants pour la France métropolitaine et il présente deux pics : le premier entre 45 et 54 ans, où il atteint 25,1 pour 100 000, le second à partir de 75 ans où les taux sont supérieurs à 30 pour 100 000. »
Voilà pour le constat global. Mais au-delà ? Comment prendre au mieux en compte les personnes particulièrement vulnérables aux conduites suicidaires ? Des personnes qui ont déjà réalisé une tentative de suicide ; des personnes qui déclarent avoir des pensées suicidaires ; des personnes qui ont été confrontées à la problématique du suicide dans leur entourage. En France métropolitaine, le nombre de tentatives de suicide est estimé à environ 200 000 par an, vingt fois plus que le nombre de suicides. Il est surtout le fait des jeunes filles entre 15 et 20 ans ainsi que, dans une moindre mesure, des femmes âgées de 40 à 50 ans. Pourquoi ?
L’énumération de ces statistiques permet, aussi, de mesurer à quel point la question du com-portement suicidaire est un enjeu majeur, considérable, de santé publique : un programme de recherche, mené entre 2007 et 2010, sur l’impact des suicides et des tentatives de suicide sur l’entourage établit que pour chaque mort par suicide, vingt-six personnes sont, directement ou indirectement, endeuillées – soit environ 300 000 personnes chaque année ; des chiffres auxquels il faut ajouter 3 750 000 Français touchés par la tentative de suicide d’un proche.
Comment saisir les mécanismes complexes qui sont ici en jeu ? « Certes, les principaux facteurs de risque et de protection du suicide sont plutôt bien décrits dans la littérature française et internationale, écrivent les auteurs. Certes, les actions de prévention sur le terrain sont nombreuses par le biais du tissu associatif ou des réseaux des professionnels de santé. Mais sur une longue période d’observation, le constat d’un nombre de suicides qui diminue, mais pas suffisamment, est bel et bien présent – des enjeux continuent de se poser, notamment en termes de prévention, de postven-tion 2 mais aussi de communication autour de ce fait social. »
Il faut avant tout parvenir à prendre en compte les différents types de facteurs de risque et tenter d’en hiérarchiser l’importance
En pratique, il faut avant tout parvenir à prendre en compte les différents types de facteurs de risque et tenter d’en hiérarchiser l’importance. A commencer par le poids des facteurs psychiatriques. Avec cette donnée consensuelle qui émerge de la littérature spécialisée : les facteurs psychiatriques apparaissent comme les premiers facteurs de risque pour les décès par suicide et les tentatives de suicide. L’éventail de ces facteurs regroupe à la fois les troubles de l’humeur (dépression, troubles bipolaires), les troubles schizophréniques, les troubles anxieux et les troubles liés à l’abus de substances psychotropes. Et rien, ici, n’est homogène.
« Les troubles de l’humeur apparaissent comme un facteur de risque majeur pour les hommes comme pour les femmes, tandis que les troubles de la personnalité sont un facteur de risque accru chez les hommes et les troubles anxieux chez les femmes, soulignent les auteurs. L’hospitalisation constitue un autre facteur de risque, non pas en elle-même mais parce qu’elle marque la sévérité des pathologies. Ainsi, pour les personnes hospitalisées pour tentative de suicide, les troubles de l’humeur entraînent effectivement un risque accru de suicide, quelle que soit la durée de cette hospitalisation, mais cet effet est maximal la première semaine après la sortie d’hôpital et diminue par la suite. »
En ce qui concerne les liens entre facteurs psychiatriques et tentatives de suicide, les résultats semblent converger autour d’un risque plus important en cas de troubles de l’humeur, suivis des troubles anxieux, de ceux liés à l’abus de substances et des troubles de la personnalité. Une revue de littérature fait ressortir d’autres constats notables, de nature plus politique : le risque relatif de décès par suicide diminue le long de l’échelle sociale, de niveaux de revenu et d’éducation ; il est aussi plus élevé pour les chômeurs. On observe, là encore, des différences hommes-femmes : pour les hommes, c’est la catégorie socioprofessionnelle peu élevée qui est la plus discriminante tandis que pour les femmes, c’est le fait d’être au chômage.
Plus récente et surtout plus originale : l’étude du lien entre mécanismes neurobiologiques et conduites suicidaires. Ces travaux de recherche couvrent la psychiatrie, la neurobiologie, la génétique ou l’épigénétique et s’appuient sur différentes approches (analyses biologiques, imagerie médicale, in vivo ou post mortem). Ils tendraient à montrer qu’à situation de stress égale (troubles psychiatriques ou événements de vie graves, vécus récemment ou pendant l’enfance), le risque de conduite suicidaire est très variable d’une personne à une autre. Ce risque de conduite suicidaire dépendrait, dans un tel modèle, d’antécédents personnels et familiaux de tentatives de suicide, des traits de personnalité comme l’impulsivité et le pessimisme, ainsi que des abus subis dans l’enfance.
Ces travaux sont aussi complétés par des études sur les mécanismes neurobiologiques qui cherchent à identifier les « biomarqueurs du risque suicidaire ». Deux grands systèmes biologiques seraient, schématiquement, impliqués dans la vulnérabilité suicidaire : l’hyperactivité de l’axe du stress et le déficit en sérotonine. Ces anomalies du système inflammatoire pourraient agir comme des biomarqueurs. « Ainsi, dans le cas d’un stress précoce relevant des facteurs de vulnérabilité décrits précédemment (violences, abus sexuels, séparation parentale…) une activité sérotoninergique abaissée serait observée en comparaison avec des individus n’ayant pas vécu ce type de traumatismes, écrivent les auteurs. De même, ce stress précoce pourrait conduire à des altérations du système neurobiologique qui se traduiraient par la survenue de troubles anxieux, voire de dépression. » L’objectif visé est, ici, d’affiner les cibles moléculaires et inflammatoires qui pourraient conduire à favoriser la recherche sur les traitements médicamenteux antisuicidaires. Que diront, sur un tel sujet, les philosophes défenseurs du libre arbitre ?