C’est une affaire exemplaire qui nous dit beaucoup des temps que nous traversons. C’est aussi une affaire française qui met en cause un organisme public renommé : l’Institut de recherche pour le développement (IRD).1 Elle pose clairement, à sa manière et dans le champ pharmaceutique, la question de l’exploitation des « savoirs ancestraux » des « peuples autochtones » et de celle des « ressources biologiques ». En France, elle s’inscrit dans le cadre d’une loi en gestation « pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages ».
Au cœur de la polémique, le brevet délivré en mars 2015 à l’IRD sur une molécule issue d’un petit arbre tropical, le Quassia amara. « C’est un exemple caractérisé d’accaparement, une injustice flagrante à l’égard des peuples autochtones de Guyane » accuse Emmanuel Poilane, directeur de la Fondation France Libertés-Danielle Mitterrand qui a fait opposition auprès de l’Office européen des brevets et qui parle, ici, de « biopiraterie » ; à savoir « la privatisation du vivant et des savoirs traditionnels sur la biodiversité, notamment par le biais de brevets ». Cette association estime que l’IRD « a mobilisé des connaissances traditionnelles de communautés autochtones et locales de Guyane pour déposer un brevet lié à un remède contre le paludisme, et ce sans leur consentement ». A ce titre, elle estime, un an plus tard, que le brevet délivré ne respecte ni le critère de nouveauté, ni celui d’inventivité, et ne répond donc pas aux conditions d’obtention de brevet.
Quassia amara fait partie du genre Quassia qui regroupe des plantes dicotylédones. L’une d’elles, Quassia amara donc, est un petit arbre, cultivé pour son bois. On en tire aussi une substance extrêmement amère : la cassine, notamment utilisée comme dénaturant de certains alcools industriels, destinés à l’industrie des cosmétiques. Elle serait aussi un perturbateur endocrinien.
La polémique vient de l’accusation faite de ne pas avoir demandé leur consentement aux communautés autochtones
La plante est aussi utilisée en médecine traditionnelle pour ses propriétés fébrifuges. La tisane de Quassia (quinquina de Cayenne) est utilisée contre les symptômes du paludisme. La substance active a été découverte en 2006 : la simalikalactone D. La découverte avait alors été racontée dans le quotidien français Libération :
« Très répandue chez les Saramaka, les Créoles et les Amérindiens, la tisane de Quassia est si amère qu’elle rendrait le sang imbuvable pour les moustiques ! Dans ce breuvage traditionnel également utilisé contre les fièvres en Guyane française, des chercheurs du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), de l’Institut de recherche pour le développement (IRD), du Muséum national d’histoire naturelle et de l’Université Paul-Sabatier de Toulouse, viennent d’identifier une molécule efficace contre le paludisme. Trente-cinq remèdes traditionnels guyanais ont été pendant deux ans l’objet d’une étude ethno-pharmacologique. Les chances de découvrir un principe actif dans des remèdes traditionnels sont relativement plus élevées que dans la nature, car il y a eu un filtre de la tradition médicale. C’est ainsi que les chercheurs ont trouvé une molécule antipaludique, la simalikalactone D, dans la tisane de Quassia.
Il est possible que des entreprises pharmaceutiques s’intéressent à cette découverte quand les médicaments actuels n’auront plus d’effets : l’isolement de la molécule permet de la reproduire synthétiquement. Mais dès lors qu’elles ont fait l’objet d’une publication scientifique, ni la tisane de Quassia ni la molécule de simalikalactone D ne peuvent plus être brevetées par les industriels du médicament. Bien que l’OMS préconise d’utiliser des antipaludiques fabriqués par les industries pharmaceutiques et la médecine traditionnelle, peu de recherches s’intéressent à ces remèdes ancestraux. La découverte de la simalikalactone D dans la tisane de Quassia n’est qu’un petit pas dans la lutte contre le paludisme, mais elle redonne une certaine crédibilité à la médecine traditionnelle. »
Rien de secret, donc, dans cette enquête ethno-botanico-pharmacologique qui fut plusieurs fois publiée et primée. La polémique vient aujourd’hui de l’accusation faite par la fondation France Libertés qui reproche à l’IRD de ne pas avoir demandé leur consentement aux commu-nautés autochtones, de ne pas avoir cherché à les associer à cette découverte d’une manière ou d’une autre.
« Nous soutenons que dans ce cas l’invention revendiquée n’est pas nouvelle car les chercheurs ont reproduit un savoir transmis de génération en génération », résume Emmanuel Poilane. « L’utilisation abusive des connaissances traditionnelles des populations sans leur consentement préalable, ainsi que l’absence totale de retour pour le territoire ne peuvent plus être tolérés » renchérit Rodolphe Alexandre, président de la collectivité territoriale de Guyane. Il dénonce aujourd’hui « l’absence totale d’éthique de la part de ces chercheurs ».
« On nous fait un mauvais procès, répond Jean-Paul Moatti, président-directeur général de l’IRD. Cette affaire est grave, car elle revient à freiner la recherche, alors que nous sommes confrontés à une course de vitesse pour trouver de nouvelles molécules antipaludiques tandis que les souches de moustiques développent des résistances. Pour avancer, nous n’avons pas d’autre choix que de déposer des brevets. Evidemment, s’il y a un jour une exploitation en partenariat avec un laboratoire pharmaceutique, nous prendrons soin d’exiger que les populations du Sud dans leur ensemble bénéficient de prix adaptés. »
M. Moatti prend soin de rappeler qu’il n’existait ni notion de « communauté autochtone » ni de cadre défini pour obtenir leur consentement au moment de l’enquête de terrain, en 2003. La situation a évolué et la France pourrait, avec sa future loi sur la biodiversité, prochainement ratifier le « protocole de Nagoya ». Il s’agit là d’un accord international sur l’accès aux ressources génétiques et sur le partage juste et équitable des avantages découlant de leur utilisation. Il a été adopté par la dixième réunion de la « Conférence des Parties à la Convention sur la diversité biologique des Nations unies » organisée en octobre 2010 à Nagoya (Japon).
Pour l’heure, au vu du « débat médiatique » suscité en France par cette affaire, l’IRD a choisi de lever le drapeau blanc. « Afin de faire progresser ce débat, et dans un esprit d’anticipation de la loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages en cours d’adoption, il a été décidé que l’IRD proposerait aux autorités guyanaises un protocole d’accord conjoint garantissant un partage égalitaire des résultats de la recherche et de toute retombée économique et financière découlant de l’exploitation de ce brevet. Cette égalité de partage sera associée à un engagement à l’information et à la sensibilisation des communautés d’habitants à la démarche scientifique à la base de ce projet de recherche, son évolution et ses enseignements. Il faut ajouter un engagement commun de garantir des conditions logistiques et de prix permettant l’accès des populations concernées à un éventuel nouveau médicament antipaludique qui serait issu de ce brevet. »
L’accord n’est certes pas encore officiellement signé. S’il devait l’être tout serait parfait. A condition, bien sûr que le savoir-faire et les efforts des chercheurs de l’IRD permettent bien, un jour prochain, de disposer d’un nouveau médicament contre un fléau qui, lui, se joue des frontières et des appellations d’origine contrôlée.