Les médias français ne découvrent certes pas d’aujourd’hui les conflits d’intérêts dans le monde de la médecine et de la santé. Une fraction de l’opinion apprend, en revanche, à mieux en percevoir les contours et les mécanismes, sinon les exactes conséquences. Plusieurs sujets d’actualité sont venus, ces derniers jours, alimenter un dossier auquel les médias ne sont jamais insensibles. Il est rare que l’esprit de lucre ne fasse pas recette.
L’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) est l’un des plus gros ensembles hospitaliers européens, employant plus de vingt mille médecins. « Actuellement, je ne suis pas en mesure d’obtenir des médecins de l’AP-HP qu’ils déclarent leurs liens d’intérêts, explique publiquement Martin Hirsch, directeur général. Ils ont tout à fait le droit de refuser une telle demande. » Or le directeur général de l’AP-HP nourrit un intérêt particulier pour la lutte contre les conflits d’intérêts. Avant même d’être à ce poste, il avait écrit un petit ouvrage sur le sujet.1
« A-t-on oublié que les conflits d’intérêts peuvent être mortels ? Ce sont des conflits d’intérêts qui ont été au centre du drame du sang contaminé, il y a vingt ans, rappelait-il alors. Ce sont les drames de la sécurité sanitaire qui ont imposé des règles déontologiques strictes pour les experts, médecins et scientifiques, qui se prononcent sur la mise sur le marché des médicaments ou les risques des aliments (…). Si les journaux ont consacré des centaines de pages aux scandales des conflits d’intérêts, rien ou presque n’a été écrit sur les seules questions qui vaillent : peut-on prévenir les conflits d’intérêts ? »
Un groupe de travail a été constitué au sein de l’AP-HP qui vient de rendre public le fruit de son travail.2 Le directeur général estime que le moment est venu de faire en sorte que, conformément aux textes, toute activité médicale rémunérée au profit d’un industriel soit déclarée et bien soumise à autorisation préalable. Ces données seront centralisées dans une base unique, de telle sorte qu’on puisse faire de la prévention. Il faudra aussi que toute personne qui souhaite exercer une activité extérieure (celles dites « accessoires », même si certaines sont dotées de rémunérations substantielles) en ait au préalable obtenu l’autorisation. Les demandes seront examinées en commission au niveau de chaque hôpital, en lien avec l’université, et leurs membres pourront saisir le siège en cas de doute.
« Il n’est pas question de couper toute relation avec les industriels, a expliqué le directeur général au Monde. Cela nuirait à la recherche et au progrès médical. Mais il faut clarifier certaines situations. De nombreux médecins ont créé des “ associations de service ” qui sont des réceptacles à des financements de laboratoires, avec peu de contrôle. On en a recensé au moins quatre cents à l’AP-HP. Les praticiens expliquent que ce système leur permet de gagner en souplesse et, par exemple, de recruter rapidement un assistant de recherche clinique. Mais ce système n’est pas sain, il est même dangereux. Pour y mettre fin, nous avons créé une “ Fondation AP-HP ” pour la recherche, laquelle peut centraliser les financements extérieurs et les redistribuer, programme par programme. »
Tout l’enjeu sera de prouver que la fin annoncée du lien de dépendance direct entre industriel et médecin n’aura pas pour conséquence une perte en réactivité. Ainsi, les « congrès ». Le directeur général de l’AP-HP estime « indispensable » que les hospitaliers s’y rendent pour se former et faire connaître leurs travaux. Dans le même temps, il se demande publiquement s’il est bien normal que ces participations dépendent de financements privés.
le moment est venu de faire en sorte que toute activité médicale rémunérée au profit d’un industriel soit déclarée et bien soumise à autorisation préalable
« Il faut prendre garde à ne pas freiner la recherche et à ne pas bureaucratiser davantage, prévient-il. Il ne faut pas négliger non plus les effets sur les revenus des professionnels. Il faut imaginer des réponses, pas seulement des interdictions et des contrôles qui démotivent. Je veillerai à ce que notre volonté de changer d’époque n’ait pas d’ “ effet boomerang ” affaiblissant l’hôpital public universitaire. » Nul ne semble encore savoir si ce qui sera bientôt vrai à l’AP-HP le sera demain dans l’ensemble des espaces hospitalo-universitaires français.
C’est dans ce contexte que, toujours à Paris, la Cour des comptes vient de rendre public un rapport sur la prévention des conflits d’intérêts en matière d’expertise sanitaire.3 Ce document dresse notamment un premier bilan d’une loi promulguée il y a quatre ans « relative au renforcement de la sécurité sanitaire du médicament et des produits de santé ». « Malgré son ambition, le dispositif de transparence, institué par ce texte, présente des failles majeures (absence de contrôle des informations déclarées, sanctions pénales sans réelle portée, interprétation très restrictive des avantages consentis par les industriels aux professionnels de santé) » observent les magistrats de la Cour des comptes.
Les vérifications ont notamment concerné la Haute autorité de santé (HAS), l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) et le Comité économique des produits de santé (CEPS), qui ont pris en 2015 respectivement 1900, 9000 (dont 7000 portant sur des modifications d’autorisations de mise sur le marché), et 5700 décisions. Ces vérifications ont « mis en lumière de fréquentes anomalies, qu’il s’agisse du respect des obligations déclaratives, de l’analyse des liens d’intérêts et des modes de gestion des conflits d’intérêts, de la publicité des séances ou du contenu financier des conventions passées avec les professionnels de santé ».
Les magistrats pointent notamment « le refus d’inscrire le montant des rémunérations accordées par les industriels, notamment au profit des investigateurs de recherche, en se fondant sur une soi-disant ambiguïté du terme “ avantage ” ». « Au total, concluent-ils, malgré les progrès réalisés, les trois dispositifs de transparence et de gestion des conflits d’intérêts restent incomplets. Ils ne permettent pas de rendre compte de façon simple et directe des liens entre les professionnels de santé et l’industrie et, dès lors, de garantir l’absence de tout conflit d’intérêts susceptible d’affaiblir la décision sanitaire. »