Sans doute pourrait-on dresser une cartographie des politiques nationales de santé publique sur la trame de celles de la « réduction des risques » (RDR). C’est tout particulièrement vrai en France, pays jacobin par excellence, où une série d’éléments ont conduit à théoriser cette approche. Théoriser ne veut pas dire mettre en œuvre comme en témoigne la situation hexagonale actuelle, marquée par des polémiques récurrentes, parfois violentes, toujours éclairantes, dans les principaux champs des addictions aux substances légales et illicites.
La dernière actualité dans ce domaine est la publication d’un rapport rédigé par une large commission multidisciplinaire ayant procédé à une « audition publique ». Les auteurs précisent avoir pleinement conscience du fait que l’ensemble des addictions (tabac, alcool, médicaments, drogues illicites, addictions « sans substances »…) ne sont pas de même nature en termes de consommation et de dommages. Ils ajoutent que leur rapport restitue l’état d’esprit de leur audition publique, qu’il n’a pas vocation à être exhaustif mais qu’il reflète « la volonté de contribuer tant à l’évolution des pratiques et des politiques publiques qu’à la mise en place d’un débat sociétal ».
En France, le « coût social » de l’alcool et celui du tabac sont presque identiques, de l’ordre de 120 milliards d’euros, suivis par les drogues illicites – de l’ordre de 8,8 milliards d’euros. Le concept de « réduction des risques » n’est pas seulement une « approche alternative du soin ». C’est désormais « un nouveau regard porté sur les phénomènes d’addiction » – un regard qui inscrit dans la société « une situation de rupture morale, idéologique et politique ».
Difficile, semble-t-il, de faire l’économie, ici, d’une forme de jargon. « Cette rupture libère un mouvement issu du terrain qui crée sa propre dynamique, fondée sur l’absence d’exigence et l’inconditionnalité de l’accompagnement, le droit du libre choix et la valorisation du savoir des usagers, peut-on lire dans le rapport. Cette inconditionnalité suppose le respect d’un projet thérapeutique (cure) au profit d’un projet de soins (care) destiné à prévenir le mieux possible les dommages de la consommation. »
Le concept de « réduction des risques » n’est pas seulementune « approche alternative du soin »
Plus pragmatique : « Toutes ces personnes n’ont été jusqu’ici prises en considération que si elles étaient soit dans une perspective de sevrage (alcool), soit dans une demande de traitement de substitution (opiacés, tabac). Cette RDR n’exclut pas l’abstinence comme objectif mais elle la relativise dans les propositions offertes aux personnes. En fait, la RDR repose sur une approche gradualiste qui s’adapte à leurs capacités, leurs attentes et leur environnement devant toute conduite addictive. »
On sait que cette approche est théoriquement destinée, pour beaucoup de ces personnes, à rompre leur isolement, leur sentiment d’abandon et à développer leur capacité d’agir. Elle permet aussi la création d’une forme d’« alliance » entre les consommateurs et les intervenants. L’usager de drogues, et plus généralement les personnes « ayant une conduite addictive » (souffrant de cette addiction), peuvent être considérés comme des « experts de leurs pratiques » et « acteurs du projet ».
En France, cette approche est d’autant plus importante qu’elle s’inscrit dans une histoire complexe et douloureuse, marquée notamment, dans les années 1990, par « les affaires du sang contaminé ». On peut aussi faire remonter l’histoire à la loi du 31 décembre 1970 qui interdit les « produits stupéfiants » – puis au décret de 1972 qui interdit les outils et les moyens de les consommer. En 1978, première évaluation officielle de la loi de 1970 : elle affirme que la toxicomanie n’est pas un problème de santé publique. « La mortalité des toxicomanes y est jugée négligeable et l’usage des drogues est abordé comme une déviance, souligne le rapport de 2016. Pourtant, la criminalisation de certains usages crée en réalité une surexposition aux risques parfaitement identifiée et validée scientifiquement par l’ensemble de la communauté internationale. »
Le début des années 1980 est marqué par l’apparition et le développement de l’épidémie de l’infection par le virus de l’immunodéficience humaine et le syndrome qui la caractérise. Mortalité importante, transmission par le sang et les relations sexuelles, sentiment généralisé de dangerosité pour la société. Ils vont aussi conduire, ce n’est pas le moindre des paradoxes des « années sida », à quelques bouleversements dans la nature des relations médecin-malade ; pour les infections sexuellement transmissibles mais aussi bien au-delà. Ils vont en outre inaugurer une première entreprise de réduction des risques, sollicitée par les « usagers » eux-mêmes.
En France, cette période reste marquée par l’initiative (assez) courageuse de Mme Michèle Barzach, alors ministre de la Santé d’un gouvernement de droite. En 1987, elle modifie, par décret, les dispositions concernant la réglementation des seringues en pharmacie (en vigueur depuis 1972), en organisant leur vente libre afin de mettre un terme aux contaminations nées de leur partage dans les communautés de toxicomanes. La suite sera, globalement, nettement moins fructueuse. En 1995, une proposition de dépénalisation de l’usage du cannabis (préconisée dans un rapport établie par le Pr Roger Henrion) n’aboutira pas. En 2004, la RDR trouve sa place dans le marbre de la loi mais le seul risque retenu sera le risque infectieux. Pour autant, il s’agit de la première reconnaissance de ce risque dans le code de la santé publique.
Aujourd’hui, pour les auteurs du rapport rédigé par la Fédération française d’addictologie, le moment est venu, en termes de réduction des risques et des dommages (RdRD), d’une « nouvelle alliance ». « En effet, une loi de 2016 révolutionne la politique publique en dépassant ce seul risque infectieux et en inscrivant la RdRD dans le chapitre de la lutte contre les addictions, écrivent-ils. Elle consacre l’accompagnement et la prise en charge des comportements addictifs à partir des demandes et des savoirs des usagers. »
Ceci ne signifie pas que tous les problèmes sont résolus, bien au contraire. C’est qu’il faut désormais affronter l’incohérence au grand jour. Il existe désormais un conflit criant des politiques publiques françaises. D’un côté, la reconnaissance des usages des substances addictives dans le code de santé publique ; de l’autre, le maintien d’une criminalisation dans le code pénal. « Deux modèles de RdRD s’affrontent, ajoutent les auteurs du rapport. L’un sanitaire et pragmatique est dit “faible”. L’autre éthique et politique est dit “fort”. Ceci justifie l’importance d’un dépassement des deux approches qui font de la RdRD une attitude nouvelle non fondée sur les seuls objectifs médicaux. »
L’urgence est connue et ne concerne pas que la France. Une politique de RdRD doit englober les lois, les programmes et les pratiques qui visent à réduire les conséquences néfastes tant au niveau de la santé qu’au niveau socio-économique. Mais ce mouvement doit désormais être développé « sans faire de l’arrêt de la consommation un préalable ». Il est pleinement démontré, sinon politiquement acquis, que les substances licites (alcool, tabac) ont des conséquences néfastes quantitatives et qualitatives sur la santé et l’équilibre des personnes, considérablement plus importantes que l’usage des drogues dites illicites (stupéfiants). Or une offre médicale réduite à l’objectif d’abstinence est, pour bien des raisons, souvent refusée. Et les échecs des sevrages découragent les usagers qui s’éloignent alors du système de soins. D’où les bénéfices de l’irruption de la RdRD dans un champ jusqu’ici ignoré.
(A suivre)