Les Jeux olympiques de Rio menacent-ils la santé publique ? C’est une question inédite, une équation sanitaire et virologique sans précédent. Nous sommes en juin, et il nous faudra attendre quelques mois pour savoir quel camp avait raison. Le résumé est simple : faut-il, en toute hâte, annuler les Jeux olympiques d’été 2016 prévus au Brésil, du 5 au 21 août ? Un groupe de 150 experts scientifiques le pense et vient de le faire savoir à l’OMS. « On fait courir un risque inutile, quand 500 000 touristes étrangers de tous les pays viennent assister aux Jeux et peuvent potentiellement être infectés par le virus et revenir chez eux où l’infection peut alors devenir endémique », écrivent-ils dans une lettre ouverte1 au Dr Margaret Chan, directrice générale de l’OMS. Avec copie aux responsables du Comité olympique international.
« Notre principale préoccupation concerne la santé publique mondiale, car la souche brésilienne du virus Zika affecte la santé d’une manière qui n’a jamais été observée auparavant », expliquent-ils. Selon eux, « il n’est pas éthique de faire courir un tel risque seulement pour les Jeux qui peuvent de toute manière avoir lieu en les reportant ou en les déplaçant ». « Si un tel scénario devait se produire dans des pays pauvres en Asie du Sud ou en Afrique encore épargnés, les conséquences pourraient être dramatiques », ajoutent ces experts. Ils disent représenter plus d’une dizaine de pays, dont les Etats-Unis, le Brésil, le Japon, la Russie et la Suède. Les Etats-Unis sont très largement présents, à la différence des pays du Vieux Continent. On note toutefois la présence des Drs Christopher Gaffney et Martin Müller (Département de géographie, Université de Zurich).
Les auteurs insistent : l’OMS doit former un groupe indépendant d’experts pour conseiller à la fois cette organisation onusienne mais aussi le Comité olympique international. Ils rappellent surtout la déclaration de l’OMS considérant l’épidémie de Zika comme une « urgence de santé publique internationale » ainsi que la série de publications scientifiques mettant en lumière les liens existants entre cette infection chez les femmes enceintes et une série de troubles du développement neurologique fœtal.
Dans l’autre camp, on réfute ou on minimise. Les responsables du Comité olympique n’ont aucune intention de reporter ou, a fortiori, d’annuler les Jeux olympiques de Rio. Le Dr Tom Frieden, directeur des Centres américains de contrôle et de prévention des maladies (CDC), vient de faire savoir qu’il n’y avait « aucune raison de santé publique justifiant une annulation ou un report des Jeux olympiques ». Il rappelle seulement que les femmes enceintes devraient éviter de voyager dans les zones où les moustiques porteurs du virus Zika sont actifs. Ce responsable américain précise aussi que le nombre de personnes dans le monde qui doivent se rendre à Rio cet été représenterait « moins de 0,25 % » de tous les voyages dans les pays d’Amérique du Sud affectés par le Zika.
L’OMS n’a guère tardé à réagir, soulignant dans un communiqué2 qu’une « annulation ou un changement du lieu des Jeux olympiques ne changerait pas de manière significative la propagation internationale du virus Zika ». Il restera à la direction générale de l’organisation onusienne à définir précisément ce qu’elle appelle une « urgence de santé publique de portée internationale ».
Si l’OMS a besoin d’un véritable leader à sa tête, elle est avant tout ce que ses états membres veulent en faire
Hasard ou pas, cet affrontement atypique s’est produit à la fin de l’Assemblée mondiale de la santé – grande messe qui a réuni à Genève, du 23 au 28 mai, les 3500 délégués des 194 Etats membres de l’OMS. Un nouveau tournant pour cette organisation en butte à des critiques à la fois récurrentes et croissantes et qui est déjà parcourue de résonances diplomatiques : qui succèdera, dans un an, au Dr Margaret Chan à la tête de ce palais de verre ?
L’OMS, de l’avis de nombre d’observateurs, est une forme de monstre de facture onusienne, dévorant des sommes considérables pour élaborer des normes et des recommandations, perclus de pesanteurs internes suicidaires, œuvrant au moyen de rouages bureaucratiques d’un autre temps. Une OMS, corollaire, incapable de gérer en temps, en heure et en toute transparence, les dernières crises sanitaires de plus ou moins grande ampleur. On l’a vu, sous un angle particulièrement dramatique, lors de l’épidémie d’Ebola qui a sévi en Afrique de l’Ouest. Une OMS incapable, pendant des mois, d’entendre ce que lui disait Médecins sans frontières et ce qui était expliqué dans la plupart des médias généralistes du monde entier. Il y avait eu, auparavant, la controverse sur sa gestion de la pandémie grippale de 2009-2010. Et il y aurait peut-être quelque cruauté à reparler de son invraisemblable aveuglement, au début des années 1980, devant une nouvelle infection virale transmissible par voies sexuelle et sanguine.
« Si, pour être le champion de la santé mondiale, l’OMS a besoin d’un véritable leader à sa tête, elle est avant tout ce que ses Etats membres veulent en faire, rappelait Le Monde, il y a quelques jours.3 « Un seul exemple, la lutte contre le virus Zika. L’OMS avait évalué les besoins financiers pour le premier semestre à 56 millions de dollars (50,4 millions d’euros), dont 25 millions pour elle et 31 millions pour d’autres acteurs dont des ONG. Fin mars, elle n’avait reçu que 3 millions de dollars. »
Monstre dévorant, monstre au pied d’argile, carburant parfois encore au centralisme démocratique mais faisant office de coffre-fort caritatif. « Pour son programme de travail 2016-2017, l’OMS a prévu un budget de 4,38 milliards de dollars, en augmentation de 236,6 millions (8 %) par rapport à celui de 2014-2015, précise Le Monde. Sur ce total, seuls 21 % proviennent des contributions fixées pour chaque Etat membre en fonction de la taille de leur population et de leur revenu. Les 79 % restants sont constitués de contributions volontaires d’Etats et de donateurs privés – au premier rang desquels la Fondation Gates –, le plus souvent fléchées vers des programmes spécifiques. »
Quand on sait que les fonds apportés par le trio Etats-Unis, Royaume-Uni et Fondation Gates représentent la moitié du budget total de l’OMS, on devine à quel point l’institution dépend des choix de ses donateurs. Et comment ne pas imaginer (ce n’est qu’un exemple) que tout ou partie de ses donateurs ne soient pas intéressés par le maintien des Jeux olympiques d’été ? Comment ne pas être tenté de voir là le creuset de conflits d’intérêts difficile à identifier et, dès lors, à dénoncer ?
Cette question du financement n’est que l’une des facettes d’un mal nettement plus profond ; une crise identitaire dans un monde qui ne cesse d’évoluer à très grande vitesse et dans lequel l’OMS perd chaque jour un peu plus ses repères existentiels. Une OMS écartelée entre une fonction « normative » (élaborant des valeurs sanitaires de référence), une fonction d’alerte épidémique (où elle est désormais immanquablement dépassée) et une fonction politique (où elle est plus manipulée qu’organisatrice).
La 69e Assemblée mondiale de la santé vient de s’achever en adoptant un nouveau programme des « urgences sanitaires » ; à sa tête un « directeur exécutif » sous l’autorité du directeur général. Il sera doté d’un budget propre de 494 millions de dollars pour les deux années 2016-2017, soit 160 millions supplémentaires par rapport à la dotation existante du département des urgences qui n’avait pas vu venir Ebola. Pour l’heure, le prochain rendez-vous est connu : ce sera le virus Zika à Rio de Janeiro.