Quelle vision peut-on, depuis la Suisse, avoir d’un pays voisin, capable de prendre feu pour un accessoire vestimentaire – un vêtement qui pourrait, sur quelques plages, être porté par quelques femmes de religion musulmane ? Des femmes hypothétiques mais déjà pestiférées. Quel regard portera sur elle-même, dans quelques années, la France sur cet été 2016 ? Il faudrait, ici, pouvoir disposer de grilles d’analyses psychiatriques applicables à l’échelon d’une nation. Et encore la psychiatrie des foules ne serait pas, à elle seule, suffisante pour comprendre. Il faudrait y associer des savoirs épidémiologiques, comprendre comment une telle épidémie des passions peut émerger, diffuser dans les canaux médiatiques, traverser les strates politiques, les savoirs juridiques, prospérer sur les terreaux et dans les inconscients religieux. Une véritable médecine à l’échelle d’un vieux pays bien malade. Une bonne et solide médecine avec signes, diagnostic et traitement.
Le burkini, donc, puisque c’est de lui qu’il s’agit. Soit, pour résumer, un vêtement de bain destiné aux femmes musulmanes qui veulent profiter de la plage et de la baignade en conformité avec leur interprétation des préceptes de l’islam. C’est aussi, pour les lettrés, un substantif nominal masculin, issu de l’association d’un rappel de la « burqa » au suffixe « kini ». C’est encore un paradoxal écho au « bikini » – pour ne pas parler du « monokini ». Autre paradoxe : aux antipodes de la burqa et des conceptions extensives du voile, il couvre la presque totalité du corps de la femme – mais à l’exception notable du visage. Pour le dire autrement, le burkini est un maillot « intégral », en deux pièces, couvrant tout le corps de la tête aux chevilles. Seuls restent visibles les pieds, les mains et le visage. Ce concept a été forgé en Australie par une styliste d’origine libanaise. Il est, selon les pays et les régions, accepté ou pas par les autorités musulmanes.
« Le burkini n’est évidemment pas un vêtement anodin : il témoigne d’une interprétation rigoriste de l’islam, et plus spécifiquement d’une adhésion à l’idée que la présence des femmes dans l’espace public est subordonnée à une obligation de pudeur, observe, sur Slate.fr, le juriste Jean-Christophe Moreau.1 Mais, pour autant, le port de cette tenue ne constitue pas en soi une revendication, en ce sens qu’il n’implique pas la reconnaissance d’un droit spécifique ou d’un traitement dérogatoire, contrairement par exemple à la pratique du voile intégral. »
En France, terre laïque, la question n’aurait jamais dû se poser. Le règlement intérieur des piscines publiques interdit la baignade avec des vêtements qui pourraient être incompatibles avec les règles d’hygiène et de santé publique (ne pas se baigner avec un vêtement dont on ne sait combien de temps il a été porté). Au même titre que les shorts ou les bermudas, le burkini n’est donc pas autorisé dans ces espaces aquatiques. Et, jusqu’ici la question ne se posait pas pour la baignade en mer. Tel n’est plus désormais le cas.
Tout a sérieusement commencé avec le juge des référés du tribunal administratif de Nice qui, le 13 août, a validé l’arrêté municipal interdisant le port de vêtements religieux sur les plages de Cannes. L’ordonnance de référé précise que cet arrêté, pris le 28 juillet par le maire de Cannes, respecte « les dispositions de l’article 1er de la Constitution (“la France est une république laïque”), qui interdisent à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers ».
Suivre l’actualité « s’apparente trop souvent à une pollution endocrinienne »
« Dans le contexte d’état d’urgence et des récents attentats islamistes survenus notamment à Nice, il y a un mois, le port d’une tenue vestimentaire distinctive, autre que celle d’une tenue habituelle de bain, peut en effet être interprété comme n’étant pas, dans ce contexte, qu’un simple signe de religiosité » précise le juge.
Toute infraction fera l’objet d’un procès-verbal et sera punie d’une amende de 38 euros (l’équivalent d’un stationnement interdit, de feux de position non conformes ou de la non-présentation immédiate du permis de conduire ou de la carte grise d’un véhicule automobile).
Après Cannes, ce fut une épidémie d’arrêtés municipaux anti-burkinis : Menton, Villeneuve-Loubet, Saint-Laurent-du-Var, Beaulieu-sur-Mer, Saint-Jean-Cap-Ferrat (Alpes-Maritimes). Mais aussi : Le Lavandou, Cavalaire-sur-Mer, Cogolin et Sainte-Maxime et Fréjus (Var). Sans parler de bouffées en Corse et dans le Pas-de-Calais. Dans tous les cas, aucun « vêtement de plage enveloppant » n’avait été vu, aucune échauffourée à connotation religieuse : il s’agissait de prévenir un risque en interdisant une catégorie de vêtements de bain.
« La République, ce n’est pas venir à la plage habillé en affichant ses convictions religieuses, d’autant que ce sont de fausses convictions, car la religion ne demande rien en la matière », expliqua Lionel Luca, maire de Villeneuve-Loubet. Puis le Premier ministre (socialiste) ajouta sa voix au concert. « Le burkini n’est pas une nouvelle gamme de maillots de bain, une mode, déclara-t-il en soutenant ouvertement les maires de droite ayant prononcé des interdits. C’est la traduction d’un projet politique, de contre-société, fondé notamment sur l’asservissement de la femme. »
On retrouva bientôt la justice administrative confirmant, toujours à Nice, son premier jugement tout en le développant. « Même si certaines femmes de confession musulmane déclarent porter, selon leur bon gré, le vêtement dit “burkini”, pour afficher simplement leur religiosité, ce dernier, qui a pour objet de ne pas exposer le corps de la femme (…) peut également être analysé comme l’expression d’un effacement de celle-ci et un abaissement de sa place qui n’est pas conforme à son statut dans une société démocratique » écrivirent les juges.
Et puis on entendit deux femmes. Marine Le Pen, présidente du Front National tout d’abord : « Bien sûr le burkini doit être proscrit des plages françaises, où il n’a strictement rien à faire. C’est une question de laïcité républicaine, d’ordre public, assurément ; mais bien au-delà, c’est de l’âme de la France dont il est question (…).
Les plages françaises sont celles de Bardot et Vadim, pas celles de lugubres belphégors. Les Françaises, les Français et, je le sais, un très grand nombre de Françaises musulmanes qui rejettent de toutes leurs forces l’islamisme, attendent qu’on tienne bon sur cette question de principe et de cœur. »
L’actrice Isabelle Adjani (mère allemande, père kabyle) ensuite : « Je trouve la polémique ridicule et dangereuse. Je suis toujours mal à l’aise quand on veut imposer la liberté à coups d’interdits. On ne peut refuser à des femmes d’aller à la plage à cause d’une tenue, même si celle-ci relève d’un néofondamentalisme archaïque, et peut à juste titre choquer. Est-ce qu’on s’y prendrait autrement si on voulait attiser les antagonismes et rendre les positions respectives encore plus irréconciliables ? Les politiques n’ont pas le bon lexique. »
C’est bien, à l’évidence, une question de lexique politique. Une affaire diagnostique et thérapeutique. Une affaire médiatique aussi. Isabelle Adjani voit plus loin que la plage, le burkini et la politique. Elle estime que suivre l’actualité « s’apparente trop souvent à une pollution endocrinienne ». Elle ajoute : « il est prouvé que le QI des générations futures sera réduit.2 Le prix à payer pour vivre hyperconnectés ? Non, cette modernité je n’y adhère pas. À l’avenir, je ne tournerai que dans des films en costumes.»
Dans son prochain film (« Carole Matthieu »), elle aura le costume d’un médecin du travail confronté à une épidémie de suicides en entreprise.