Consacrés au « détournement des médicaments codéinés » c’est un document d’un grand intérêt que vient de publier1 l’Observatoire français des drogues et toxicomanies (OFDT). Un intérêt qui tient notamment à la partie concernant les motivations exposées par les jeunes consommateurs ainsi que les effets recherchés par ces derniers. Ce phénomène ne concerne pas, loin s’en faut, que les adolescents français. « La consommation de médicaments codéinés seuls ou en association tend à augmenter sur les dix dernières années dans diverses classes d’âge, expliquent les auteurs. La codéine est retrouvée dans des spécialités pharmaceutiques antitussives sous forme de sirops, comprimés ou gélules et dans des spécialités antalgiques (comprimés) accessibles sans ordonnance (en France). A partir de 2013, un ensemble de signaux ont alerté sur des achats et usages inhabituels de spécialités codéinées par des adolescents et jeunes adultes. Parfois associés à des médicaments antihistaminiques. »
On sait que la codéine est un analogue méthylé de la morphine (10 % de la dose de codéine administrée est transformée en morphine) officiellement utilisée pour ses propriétés antitussives et antalgiques. Mais on sait qu’elle induit également des « effets euphorisants modérés » à l’origine de possibles « abus ». L’OFDT rappelle que comme tout agoniste opiacé, la codéine expose aux risques de dépendance (même pour des doses quotidiennes faibles) avec nécessité de progressivement augmenter les doses. Elle peut aussi induire des intoxications (dépression aiguë des centres respiratoires, somnolence, rash, vomissements, prurit et ataxie).
Cette codéine peut, dans les détournements de son usage, être associée à la prométhazine, antihistaminique sédatif utilisé dans le traitement symptomatique de diverses manifestations allergiques ainsi que dans les « insomnies occasionnelles». Parmi les effets indésirables de la prométhazine : somnolence, hypotension orthostatique, troubles de l’équilibre, vertiges, confusion mentale, hallucinations et crise convulsive (par abaissement du seuil épileptogène.) Elle semble être détournée en raison de ses propriétés sédatives. Le dextrométhorphane, antitussif d’action centrale qui possède une structure moléculaire proche de la morphine, peut lui aussi être associé à la composition des «cocktails récréatifs», de même que le paracétamol, antalgique largement consommé qui entre également dans la composition de nombreux médicaments à base de codéine.
À travers l’usage de codéinés, ces jeunes chercheraient à soulager leur mal-être
Les différentes spécialités pharmaceutiques concernées sont le plus souvent diluées dans du soda pour former une boisson longtemps connue sous le nom de Purple drank.2 « Cette appellation semble aujourd’hui avoir été délaissée par les jeunes, au profit d’autres noms comme Lean, Codé, Codé Sprite ou Cocktail bleu, notent les auteurs de l’étude. La recette de fabrication du Purple drank, popularisée dans les années 1990 aux Etats-Unis, a connu une nouvelle diffusion par le biais d’internet. Elle a également été relayée par les médias, y compris en France. Consommée à des fins récréatives, la boisson codéinée a néanmoins occasionné des troubles et des cas d’hospitalisation à l’issue parfois dramatique. »
Pourquoi les adolescents goûtent-ils les cocktails codéinés ? Le travail de l’OFDT synthétise les observations les plus récentes, faites sur ce sujet, auprès des premiers concernés – notamment à Bordeaux, Lille, Lyon, Marseille, Metz, Paris, Rennes et Toulouse.
« Les achats de spécialités codéinées semblent relever surtout d’une utilisation récréative en contexte festif ou simplement dans la rue, notent les auteurs. Certains jeunes disent avoir été influencés par des morceaux de rap, “parce que c’est très star system” ou bien avoir été attirés par la nouveauté. Au titre de leurs motivations, ils décrivent la recherche d’effets planants, proches de ceux du cannabis mais avec une détente plus accentuée à leurs yeux, une sensation de “ralentissement du rythme cardiaque”. “Une impression de légèreté, comme de voler mais aussi parfois des nausées et la tête qui tourne”. »
Les mêmes jeunes évoquent aussi des sensations d’ivresse analogues aux effets de l’alcool, ces mélanges de médicaments devenant paradoxalement une alternative choisie par ceux qui ne consomment pas d’alcool (y compris pour des raisons culturelles). Des effets hallucinogènes dissociatifs peuvent également être recherchés – notamment à travers l’usage détourné du dextrométhorphane. Ce n’est pas tout : la facilité d’accès et le faible coût de ces médicaments semblent être des critères attractifs, notamment pour les très jeunes. Sans parler des bénéfices qu’il y a à « éviter les dealers » : un critère important dans le choix de ces produits, donnant le sentiment de se procurer (et d’élaborer) une substance moins puissante que les drogues – ou non frelatée.
Il existe aussi, de manière plus marginale, semble-t-il, des usages à visée hypnotique. Dans ce cas, les jeunes privilégient les médicaments codéinés seuls (hors prométhazine). « Ce type de pratiques relève de conduites addictives dont le potentiel développement parmi une fraction de jeunes devra être surveillé, estime l’OFDT. Leurs consommations médicamenteuses se rapprochent ici des expérimentations d’autres substances psychoactives médicamenteuses (benzodiazépines). Une partie de ces adolescents peuvent être qualifiés de “psychonautes”, recherchant sur les forums des informations sur les produits et les modalités d’usages détournés possibles. A Paris, certains de ces jeunes sont en grande difficulté psychique en lien avec une pathologie ayant entraîné une hospitalisation en pédopsychiatrie parfois, ou bien un contexte familial difficile. A travers l’usage de codéinés, ces jeunes chercheraient à soulager leur mal-être. »
Comment fabrique-t-on la Lean ? Un sirop codéiné est mélangé à une spécialité antihistaminique et un soda – grenadine ou bonbons sont parfois ajoutés. Le mélange peut être bu à petites gorgées pendant deux heures. Les observateurs parisiens signalent que cette recette de fabrication s’inspire de celles relayées par les rappeurs américains sans que les jeunes se réclament forcément de la culture hip-hop. A Rennes, une diversification des recettes est observée avec parfois l’ajout d’alcool – une pratique aussi rapportée à Lyon. Les observateurs marseillais notent également que du cannabis est parfois ajouté au mélange. En plus des divers cocktails de médicaments fabriqués, on observe à Bordeaux et Marseille des pratiques d’extraction à froid de la codéine contenue dans les spécialités médicamenteuses comprenant du paracétamol (de façon à recueillir le liquide codéiné). Enfin, les codéinés (ou dextrométhorphane) sont aussi, et semble-t-il de plus en plus à Paris, consommés seuls, sans antihistaminique.
S’inquiéter ? « Les usages détournés de médicaments par les jeunes ne donnent pas nécessairement lieu à des dommages graves mais les exposent à une série de troubles sanitaires plus ou moins sévères, résume l’OFDT. A court terme, des effets secondaires repérés sont une altération de la qualité du sommeil, des problèmes de transit, des démangeaisons (si les codéinés sont consommés sans antihistaminique). Des troubles plus importants ont été observés à l’occasion d’hospitalisations.» A plus long terme, l’usage détourné de médicaments codéinés peut entraîner une accoutumance, voire une dépendance. Deux cas de décès de jeunes consécutifs à l’abus de ces médicaments ont été enregistrés en France depuis le début de l’année.
Au vu de ces différents éléments, Agnès Buzyn, ministre française des Solidarités et de la Santé, vient de prendre un arrêté interdisant la vente libre de produits codéinés dans les pharmacies d’officine.