La maladie thromboembolique veineuse (MTEV), comprenant la thrombose veineuse profonde et l’embolie pulmonaire, est une affection fréquente et potentiellement mortelle dont l’incidence est estimée à 140 sur 100 000 personnes par an au sein de la population générale.1 Une partie importante de ces événements thrombotiques est en lien avec une hospitalisation ou une chirurgie récente. Dans des études d’autopsie, une MTEV récente est retrouvée chez 30 % des décès intrahospitaliers et jusqu’à 10 % d’entre eux semblent résulter d’une embolie pulmonaire fatale.2 Parmi les patients hospitalisés dans des services de médecine interne, le risque de MTEV est estimé à 1-4 % (MTEV symptomatiques), ou à 5-10 % en incluant les thromboses veineuses profondes proximales asymptomatiques.3
La thromboprophylaxie pharmacologique chez les patients médicaux permet une réduction relative du risque de survenue de la MTEV, et ses conséquences, d’environ de moitié, mais est liée à un risque hémorragique accru.3 De ce fait, l’équilibre entre les risques et les bénéfices dépend du risque individuel, et les recommandations actuelles s’accordent à proposer une thromboprophylaxie pharmacologique chez des patients considérés à « haut risque » de MTEV et à s’abstenir de celle-ci chez les patients considérés à « bas risque ».4 Leur implémentation reste néanmoins sous-optimale, comme en témoignent en Suisse le non-usage de la thromboprophylaxie chez 38 % de patients à haut risque et son usage chez 47 % de patients à bas risque.5
L’obésité représente un challenge supplémentaire, en raison de sa prévalence croissante (21 % de la population générale en Suisse),6 et du risque accru de MTEV chez les patients obèses. On note, par ailleurs, l’absence de recommandations spécifiques concernant la dose optimale d’anticoagulation prophylactique chez ces patients. L’objectif de cet article de synthèse est de résumer l’évidence clinique et biologique pouvant guider l’adaptation de la dose prophylactique d’énoxaparine – une des héparines de bas poids moléculaire (HBPM) les plus communément utilisées – chez des patients obèses, hospitalisés dans les services de médecine.
La thromboprophylaxie chez les patients médicaux repose principalement sur l’inhibition de l’hémostase secondaire, pour laquelle les molécules étudiées comprennent l’héparine non fractionnée (HNF), les HBPM (incluant l’énoxaparine3 et la daltéparine7), et le fondaparinux (FPX).8 Les anticoagulants oraux directs n’ont, aujourd’hui, pas de place reconnue dans la thromboprophylaxie médicale intrahospitalière. Les polysaccharides cités ci-dessus sont constitués de chaînes de longueur variable qui possèdent une activité inhibitrice indirecte sur les facteurs de la coagulation, via leur liaison à l’antithrombine. Les HBPM possèdent une activité principale anti-facteur X activé (anti-Xa) et une faible activité anti-facteur II. Elles permettent d’obtenir une réponse antithrombotique moins variable que celle de l’HNF.
Le dosage de l’activité anti-Xa reflète le degré d’anticoagulation et est utilisé dans certaines situations d’anticoagulation thérapeutique par HBPM, comme les insuffisances rénales (taux de filtration glomérulaire (TGF) < 30-50 ml/min) ou les poids extrêmes. Son dosage n’est actuellement pas recommandé en cas de thromboprophylaxie et aucun essai de phase III n’a utilisé de dosage pour une adaptation éventuelle de la posologie. Techniquement, le laboratoire mesure l’activité de facteur X rajouté au plasma du patient et donc son inhibition par la concentration d’héparine se trouvant dans le plasma. Chez des volontaires sains, on obtient une activité moyenne d’environ 0,4 UI/ml au pic d’activité de l’énoxaparine (40 mg), soit 3-5 heures après l’injection sous-cutanée. Cette activité disparaît presque complètement 18 heures après l’injection.9 Aux doses prophylactiques, les HBPM n’influencent normalement pas les temps de coagulation classiques (aPTT et TP).
L’association entre la mesure de l’activité anti-Xa et la survenue d’événements cliniques, tels que MTEV ou hémorragies, n’est pas complètement établie, certaines études d’anticoagulation prophylactique ayant montré une corrélation significative et d’autres pas.10,11 Par exemple, chez 163 patients au décours d’une chirurgie pour une prothèse totale de hanche, des activités anti-Xa plus élevées étaient associées à moins de survenues de thrombose veineuse profonde (TVP) et davantage d’hématomes de paroi.10 De même, l’essai clinique MEDENOX de thromboprophylaxie chez les patients médicaux (analyse discutée plus en détail ci-dessous) a montré une réduction du risque de MTEV avec 40 mg d’énoxaparine, sans réduction significative à 20 mg, avec une activité anti-Xa en moyenne supérieure dans le groupe à 40 mg. Cependant, il n’y avait pas de différence de taux d’anti-Xa entre les patients ayant souffert de complications thrombotiques ou non.12 Dans ce contexte de données limitées, une fenêtre d’activité d’anti-Xa au pic entre 0,2 et 0,5 UI/ml a été proposée pour la prophylaxie, sans que l’association avec les issues cliniques ait été toutefois rigoureusement établie.13
Il n’existe pas, à l’heure actuelle, d’essai randomisé contrôlé sur l’efficacité de la thromboprophylaxie médicale, réalisé exclusivement chez des patients obèses. Les trois essais principaux de thromboprophylaxie – MEDENOX,14 PREVENT15 et ARTEMIS8 – ont bien inclus des patients obèses. Cependant, bien que l’étude MEDENOX ait rapporté les événements séparément, seule l’étude PREVENT a réalisé une analyse de sous-groupe rigoureuse.16 L’étude ARTEMIS évaluant le fondaparinux ne rapporte pas d’analyse de sous-groupe parmi les patients obèses.8
L’étude multicentrique MEDENOX a randomisé 866 patients de plus de 40 ans – hospitalisés en médecine et immobilisés en raison de leur pathologie – à recevoir 40 mg/jour, 20 mg/jour d’énoxaparine ou un placebo.14 Comparée au placebo, l’administration de 40 mg d’énoxaparine a montré une réduction relative du risque de MTEV à 14 jours (y compris les TVP asymptomatiques distales) de 63 % (risque relatif (RR) : 0,37 ; intervalle de confiance à 95 % (IC 95 %) : 0,22-0,63), correspondant à une réduction absolue de 9,4 % (nombre de patients à traiter (NNT) à 11). Les résultats étaient du même ordre de grandeur parmi les 200 patients obèses, définis par un IMC ≥ 30 kg/m2 pour les hommes et ≥ 28,6 kg/m2 pour les femmes, avec une réduction relative de 51 % (RR : 0,49 ; IC 95 % : 0,18-1,36), correspondant à une réduction absolue de 7,7 % (NNT = 13).14 Notons que l’effet était toutefois statistiquement non significatif avec un large intervalle de confiance, probablement en raison du manque de puissance dû aux plus petits effectifs de patients obèses, mais sans analyse de sous-groupe formelle.
L’essai PREVENT a randomisé 2991 patients de plus de 40 ans – hospitalisés en médecine avec une comorbidité aiguë – à recevoir 5000 UI de daltéparine quotidiennement ou un placebo.15 Une analyse de sous-groupe post-hoc de ces données a montré une efficacité similaire chez les 2563 patients non obèses et les 1118 patients obèses (même définition que pour MEDENOX). Les patients non obèses ont présenté une réduction relative de l’issue composite à 21 jours (embolie pulmonaire fatale, mort subite, MTEV symptomatique et asymptomatique) de 47 % (RR : 0,53 ; IC 95 % : 0,34-0,82), correspondant à une réduction absolue de 2,4 % (NNT = 42). Les patients obèses ont présenté une réduction relative de 36 % (RR : 0,64 ; IC 95 % : 0,32-1,28), correspondant à une réduction absolue de 1,5 % (NNT = 66), avec un effet toutefois non significatif, comme pour MEDENOX, mais une analyse en défaveur d’un effet de sous-groupe de la daltéparine en fonction de l’obésité (test d’interaction : valeur p = 0,63).
Ces études sont naturellement à plus haut risque de biais en raison de l’absence d’équilibre pronostique entre les patients qui se voient prescrire une prophylaxie de ceux chez qui on l’évite.17 La majorité des études ont été réalisées chez des patients obèses dans le contexte d’une chirurgie bariatrique.18 En revanche, une grande étude de cohorte rétrospective parmi des patients médicaux et chirurgicaux, issue de données administratives de trois hôpitaux américains, suggère un bénéfice possible d’une augmentation des doses d’énoxaparine chez les patients obèses, suite au changement institutionnel des doses de thromboprophylaxie pour cette population – passant de 40 mg 1 x/jour à 40 mg 2 x/jour pour l’énoxaparine et de 5000 UI 2-3 x/jour à 7500 UI 3 x/jour pour l’héparine non fractionnée.19 Parmi les 9241 patients médicaux et chirurgicaux pesant plus de 100 kg, l’utilisation d’une thromboprophylaxie à dose élevée était associée à une diminution non significative du risque de MTEV hospitalière, avec toutefois une diminution du risque de moitié dans le sous-groupe des patients avec IMC supérieur à 40 kg/m2, statistiquement significative (OR : 0,52 ; IC 95 % : 0,27-1,00 ; NNT=140). Par ailleurs, cette étude ne retrouvait pas de différence de risque hémorragique entre ces catégories de doses.19
Au lieu de mesurer des issues cliniques, ces études mesurent seulement l’activité anti-Xa cible au pic, bien que sa valeur pronostique reste discutable (voir ci-dessus). L’essai ITOHENOX a randomisé 91 patients médicaux obèses (poids et IMC moyen respectivement de 102 kg et 37,8 kg/m2) à recevoir quotidiennement 60 mg vs 40 mg d’énoxaparine. Les patients sous 60 mg 1x/jour avaient une activité anti-Xa supérieure (0,35 UI/ml vs 0,25 UI/ml). Seulement 36 % d’entre eux présentaient un taux considéré comme infrathérapeutique (< 0,32 UI/ml dans cette étude), versus 64 % des patients sous 40 mg 1x/jour. 20
Un plus petit essai randomisé, n’incluant que 31 patients avec un IMC et un poids moyens de respectivement 62 kg/m2 et 175 kg, a montré des résultats similaires.21 Des doses journalières d’énoxaparine à 0,5 mg/kg plutôt que 0,4 mg/kg ou une dose fixe de 40 mg, permettaient d’atteindre une activité anti-Xa plus souvent dans une cible de 0,2-0,5 UI/ml. Plus de 80 % des patients recevant une dose fixe de 40 mg présentaient des valeurs d’anti-Xa jugées infrathérapeutiques.21
Plusieurs études non randomisées mettent également en évidence une corrélation inverse entre l’activité d’anti-Xa et le poids. A dose équivalente, l’activité anti-Xa tend à être plus élevée pour des patients pesant moins de 55 kg,22 alors qu’avec des IMC supérieurs à 45 kg/m2, l’adaptation des doses d’énoxaparine permet à une plus grande proportion de patients d’atteindre des valeurs cibles d’anti-Xa.21,23,24
Notre revue de littérature, résumée dans le tableau 1, montre les limites de nos connaissances actuelles pour déterminer les meilleures pratiques de thromboprophylaxie en cas d’obésité. Sur les trois essais randomisés ayant inclus des patients obèses, un seul présente une analyse de sous-groupe rigoureuse, et ces études ne permettent ni de confirmer, ni d’infirmer la nécessité d’adapter la dose. La seule étude observationnelle mesurant des issues cliniques suggère un bénéfice d’une augmentation des doses d’énoxaparine. Enfin, les études biologiques montrent que l’activité anti-Xa diminue avec le poids et que des doses similaires à celles prescrites aux patients non obèses mènent à des cibles jugées comme infrathérapeutiques.
Au vu de ces données limitées et en l’absence de recommandations cliniques, il semble raisonnable d’envisager l’adaptation de la prophylaxie par HBPM au poids. L’activité anti-Xa étant mieux corrélée au poids qu’à l’IMC,25 nous proposons d’augmenter les doses chez les patients médicaux pesant plus de 100 kg. Nos suggestions, établies en collaboration avec le service d’angiologie et hémostase des HUG, sont résumées dans le tableau 2. Au vu de l’incertitude des données, il s’agit de recommandations de niveau GRADE 2C (soit des recommandations de force faible, avec niveau de certitude de l’évidence bas). De futurs essais cliniques dédiés aux patients obèses et obèses sévères pourraient permettre de clarifier la prise en charge pour ces groupes de patients à risque.
Les auteurs n’ont déclaré aucun conflit d’intérêts en relation avec cet article.
▪ Pour un poids inférieur à 100 kg, une thromboprophylaxie à dose fixe de 40 mg d’énoxaparine 1x/jour SC peut être administrée aux patients à risque de MTEV hospitalisés dans des services médicaux (pour un TFG > 30 ml/min)
▪ Nous proposons une adaptation de la dose à 60 mg 1 x/jour SC pour un poids entre 100 et 150 kg
▪ Pour des poids supérieurs, la dose est à définir individuellement, avec la possibilité d’une mesure d’anti-xa (HBPM) après la troisième injection