Douleur : qui oserait encore, aujourd’hui, revendiquer son caractère rédempteur ? Pour autant, le combat est loin d’être gagné. La Société française d’étude et de traitement de la douleur (SFETD) vient, sur ce thème, de publier un document médical et politique symptomatique et révélateur.1
« La douleur est universelle, elle peut toucher chacun d’entre nous, quel que soit notre âge, notre condition, notre état de santé, peut-on lire en introduction. En santé, elle est transversale, les défis qu’elle soulève sont emblématiques et concernent l’ensemble du système de santé, mais aussi de l’enseignement et de la formation, de la protection sociale ou de l’organisation du travail. Elle est un défi majeur pour le système de santé du 21e siècle, un défi pour notre démocratie sanitaire. Ce livre blanc veut montrer la réalité de la douleur en France, les forces, les faiblesses de la prise en charge, de la formation et de la recherche, pour proposer les améliorations qui s’imposent. »
Connue de tous, expérience personnelle de chacun, la douleur n’en est pas moins difficile à définir tant le phénomène est complexe. On en possède plusieurs définitions incluant différentes dimensions. « Ces définitions ont évolué dans le temps en fonction des connaissances scientifiques » souligne le Pr Serge Perrot (hôpital Cochin-Hôtel Dieu, Paris), président de la SFETD. Il importe ici de faire la part entre la « douleur » et la « souffrance ». Selon la définition de l’International Association for the Study of Pain (IASP), énoncée en 1979 (et adoptée par l’OMS en 1986), la douleur est « une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable, liée à une lésion tissulaire réelle ou potentielle ou décrite en des termes évoquant une telle lésion ».
La douleur c’est : « j’ai mal» ; la souffrance : « je suis mal »
« Une telle définition prend en compte la dimension subjective de la douleur et ses mécanismes complexes : la douleur est une expérience, explique le Pr Perrot. La douleur de chaque personne doit être crue, qu’une cause soit identifiée ou non, qu’elle soit réelle ou imaginaire. Cette caractéristique justifie un abord clinique, fondé sur une évaluation globale sans se limiter à la maladie en elle-même. » Quant à la souffrance, elle représente un mal-être, un sentiment profond, intriqué, mais différent de la douleur. Pour résumer, la douleur c’est : « j’ai mal» ; la souffrance : « je suis mal ».
« La douleur est décrite comme une expérience multidimensionnelle, ajoute le Pr Perrot. Trop souvent réduite à la simple évaluation de son intensité, d’autres variables sont nécessaires à son évaluation : sa cause, son mécanisme, son retentissement sur la qualité de vie et les capacités fonctionnelles, et le contexte psychologique et social. »
En France, la structuration de la lutte contre la douleur est une histoire récente. Les premières structures spécialisées ne s’y sont développées qu’à partir de 1975 (grâce à des initiatives locales, non encadrées juridiquement et non valorisées) en particulier à Montpellier, Strasbourg, Paris (à partir de spécialités comme l’anesthésie et la neurochirurgie). Il faut attendre 1986 pour voir la première publication officielle du ministère de la Santé sur « Douleur et soins palliatifs », et 1994 pour disposer d’un encadrement par des textes réglementaires des pratiques existantes.
Les structures doivent alors exercer des activités cliniques avec évaluation et orientation thérapeutique, avis diagnostique, et suivi à long terme en lien avec le médecin traitant et les autres services de soins, enseignement auprès des professionnels de santé et recherche fondamentale et appliquée. « Ces structures sont dans la plupart des cas rattachées à un service, les spécialités les plus représentées sont l’anesthésie et la médecine générale, viennent ensuite la neurologie et la rhumatologie, les psychiatres n’effectuent que des temps très partiels, associés à des psychologues » précise la Dr Malou Navez (hôpital Nord, Saint-Etienne). Puis, à partir de 1998, trois plans nationaux de lutte contre la douleur ou d’amélioration de sa prise en charge se sont succédés et ont favorisé l’intégration et le développement des structures spécialisées dans le système de soins français. »
Dans ce contexte, le nombre de structures d’évaluation et de traitement de la douleur chronique en France a fortement progressé – de même que le nombre de nouveaux patients admis, puis suivis. En 2006, un décompte officiel recensait plus de 200 structures spécialisées – contre 178 en 2004 et 96 en 2001. Dans le même temps, la création d’une « capacité douleur » et de diplômes universitaires a uniformisé et amélioré les compétences des personnels participant à ces structures par un enseignement commun, basé sur la multidisciplinarité et la prise en charge somato-psychique indispensable. « Les activités des structures se sont essentiellement centrées sur la clinique et les pathologies prises en charge ont évolué avec le temps, avec moins de douleurs liées au cancer, mais plus de douleurs neuropathiques, de lombalgies, de fibromyalgie, de céphalées chroniques » précise la Dr Navez.
Pour autant, on apprend, dans ce « Livre blanc », qu’au moins 12 millions de Français souffrent de douleurs chroniques mais que 70 % d’entre eux ne reçoivent pas un traitement approprié pour leur douleur. On y apprend encore que la douleur constitue le premier motif de consultation, dans les services d’urgences et chez le médecin généraliste ; qu’elle touche en particulier les populations les plus vulnérables, notamment les personnes à des âges avancés ; que moins de 3 % des « patients douloureux » bénéficient d’une prise en charge dans l’un des centres spécialisés, lesquels manquent cruellement de moyens.
« Si rien n’est fait, au moins 30 % de ces structures disparaîtront au cours des trois prochaines années » préviennent les auteurs. Ils ajoutent que plus de 60 % des patients admis aux urgences ont une douleur « modérée à sévère » et que moins de la moitié reçoit un traitement antalgique à l’admission ; que les douleurs du cancer restent encore insuffisamment traitées et qu’il existe encore des réticences à utiliser les médicaments morphiniques dans ce domaine ; que les douleurs aiguës, trop souvent peu ou mal prises en charge, font le lit de la douleur chronique, laquelle devrait enfin être reconnue comme une maladie à part entière ; que près de 20 % des patients opérés gardent des séquelles douloureuses après une opération chirurgicale.
Et faudrait-il (pour séduire ceux qui nous gouvernent) ajouter que c’est là un enjeu économique puisque la douleur chronique, en particulier post-chirurgicale, induit une forte consommation de soins ainsi qu’un important absentéisme professionnel.
En conclusion, et au-delà de la seule France, les membres de la SFETD soulignent que la lutte contre la douleur doit constituer l’un des socles de la médecine et du soin du 21e siècle. « Il est du devoir de nos dirigeants et tutelles d’écrire un nouveau chapitre de la lutte contre la douleur. Avec les associations de patients partenaires, nous appelons les pouvoirs publics à concrétiser cette ambition grâce à la mise en place d’un programme d’action de lutte contre la douleur, et ce dès l’année 2018. » Selon eux, ce programme devra mettre en place les mesures concrètes, à même de répondre aux enjeux sanitaires, sociaux, de recherche et d’enseignement.
« La douleur est transversale, concerne tout le monde, patients comme soignants, et constitue par là-même une situation qui doit servir d’exemple pour développer une médecine accessible à tous, démocratique, éthique et de qualité, concluent-ils. C’est, enfin, un enjeu moral car la douleur est aussi synonyme de souffrance, qu’elle soit psychique, sociale et existentielle : près d’un patient douloureux sur trois estime que la douleur est parfois tellement forte qu’il ressent l’envie de mourir. »