Tel était le thème de la journée annuelle du Collège romand de médecine de l’addiction (COROMA), qui a réuni près de 200 personnes à la HES de Sierre, le 14 décembre dernier.
Passionnants échanges entre soignants et accompagnants socio-éducatifs autour de ces questions qui parfois hantent nos esprits : mes limites, tes limites, ses limites, nos limites, vos limites, leurs limites, conjugaison qui nous invite à élargir la question : limites des patients comme celles des soignants.
Comment les fixer, comment savoir qu’elles sont atteintes, comment les faire respecter, comment réagir lorsqu’elles sont transgressées ?
Invité à prononcer la conclusion de cette journée, je me suis plongé dans l’étymologie. J’aime cette science qui va à la rencontre de la sagesse humaine, venue du fond des âges et qu’on retrouve condensée en un mot.
Ainsi le mot limite vient du latin limes, limitis, qui désignait, à l’origine, le chemin séparant deux champs à cultiver !
Avant d’être celle des philosophes, la sagesse nous vient des paysans et des artisans, qui se confrontent à la réalité très concrète, celle qui ne se laisse pas manipuler comme une vue de l’esprit. Avez-vous déjà cultivé un champ ? Si tel est le cas, vous savez qu’un espace est indispensable entre le vôtre et celui du voisin. Pas un mur, qui rétrécirait trop votre terre, mais un chemin, un espace, utilisé par votre voisin autant que par vous-même, espace qui permet, justement, la culture …
C’est dans cet espace, sur ce chemin, que nous travaillons souvent avec nos patientes et patients, et pas seulement celles et ceux qui souffrent d’addiction. Espace qui nous permet de cultiver notre terre, de prendre un peu de recul, de mieux comprendre ce qui nous rend malade, de favoriser les plantes fécondes tout en bénéficiant de l’apport de celles que l’on nomme « mauvaises herbes » (voir à ce sujet le magnifique bloc-note de Bertrand Kiefer,1), de rechercher cet équilibre, toujours instable, qu’on appelle la santé.
Notre société, obsédée par la rentabilité, refuse cet espace, ce chemin qu’est la limite, nous poussant à utiliser la terre jusqu’au fin bord, époque qui a oublié le sens du temps perdu et des espaces non rentables. Société « borderline », justement, qui ne supporte pas les marges, considérées comme du gaspillage. Avez-vous déjà essayé de lire une page couverte totalement, sans aucune marge ni en haut, ni en bas, ni à gauche, ni à droite ? Exercice très éprouvant. Une telle manière d’écrire peut d’ailleurs être révélatrice d’une psychose, ou, en tout cas, d’un état limite.
N’est-ce pas révélateur que cette société « borderline » ait produit une maladie nouvelle, le syndrome de « burnout », pathologie inconnue au temps des lourds travaux qui duraient au moins 15 heures par jour, 6 jours sur 7 et sans vacances ?
Cette pathologie, comme d’autres liées à notre époque, est probablement une conséquence de la destruction des limites en tant qu’espace non rentable, en tant que chemin de séparation, de rencontre et de négociation. C’est en tout cas mon hypothèse.
Angoissés par la disparition des limites, certains esprits bornés (tiens, tiens…), cherchent à les remplacer par des murailles et des barbelés. Non, Messieurs Trump et Orbàn, la limite n’est pas un mur, c’est un chemin !
Notre métier passionnant nous conduit quotidiennement sur ce chemin, nous qui soignons tant d’humains non rentables, poussés sur les bords, à l’AVS, à l’AI, au chômage, à l’aide sociale, migrants ayant bravé les frontières, exclus en tout genre. A leurs côtés, battons-nous pour que soient préservés ces espaces de rencontre, de parole et de pensée, et qu’y soit respectée la dignité humaine, au risque de dépasser la limite… des 20 minutes !